Nous sommes en septembre 1989, à la veille de la chute du mur de Berlin. Misto, village côtier proche de la ville de Split, est pour quelque temps encore une bourgade yougoslave, avec ses petites maisons perchées, son port de pêche, son cap de la Croix avec vue imprenable sur une mer magnifique.
Ce soir-là, la jeune Silva, 17 ans, s'apprête à rejoindre ses amis pour la fête des pêcheurs. Son petit ami, Brane, ne l'accompagne pas : il passe la nuit dans un car qui le ramène au bercail après son inscription à la fac nautique de Rijeka. Silva ira donc à la fête sans lui, et c'est sans lui qu'elle passera la soirée à danser sur du UB 40. Le lendemain, un dimanche matin, Silva n'est pas dans sa chambre, elle ne répond pas aux appels de sa mère Vesna, de son frère Mate et de son père Jakov. Silva n'est plus la petite fille espiègle mais docile qu'elle était encore quelques mois auparavant : elle a pris de l'assurance, et on ne peut plus la traiter comme une gamine. Sur une photo récente, sa mèche de cheveux noirs masque à-demi ses yeux qui semblent défier celui qui la regarde. Alors on ne s'étonne pas plus que ça : elle a dû rester avec ses amis, faire la fête jusqu'au bout de la nuit. C'est de son âge... Quelques heures plus tard, l'inquiétude grandit. C'est le début d'une longue dérive, d'un désespoir que chacun vivra à sa façon. Pour Vesna, ce sera la révolte et le désespoir. Jakov, quant à lui, se lancera dans une quête désespérée : errance dans les rues, collage d'affichettes... Mate, lui aussi, cherche sa sœur avec une ardeur sans pareille.
Au moment où son père semble renoncer et sombrer dans une déprime durable, Mate va continuer, inlassablement, des années durant, à suivre toutes les pistes, y compris les plus invraisemblables, à parcourir le pays, à franchir les frontières, de la Croatie à la Suède en passant par l'Espagne. Il y perdra, sinon la raison, au moins son mariage. A chaque fois, l'espoir est grand et la déception à sa mesure... Silva s'est volatilisée, toutes les pistes se terminent en impasses.
Pendant ce temps, le pays disloqué, dévasté par la guerre, dit adieu à l'ère Tito, change de nom, de régime, de frontières, subit une guerre civile atroce et fratricide qui fera des milliers de morts entre 1991 et 1995, fait le deuil de la vie d'avant, voit arriver sur ses côtes les vautours de l'immobilier qui s'appliquent à transformer Misto et sa région en centres de profits immobiliers et touristiques. A tel point que le village de pêcheurs finit par disparaître, les petites maisons recroquevillées derrière les résidences et les complexes hôteliers. Ces bouleversements, ils se déroulent à deux pas de chez nous, qui commençons à profiter des paysages magnifiques et des prix très concurrentiels des séjours tout compris sur les côtes croates. Et les humains, pendant ce temps-là? Les humains d'avant, comment vont-ils passer le cap ? Vont-ils, comme le flic chargé de l'enquête et écarté de la police dès le changement de régime, saisir la balle au bond et se transformer en prospecteurs immobiliers ? Vont-ils, comme beaucoup d'autres, perdre leurs emplois et sombrer dans la pauvreté dans une région dévastée par la guerre ? Quitter le village et s'installer en ville?
C'est à travers le destin de ses personnages que Jurica Pavicic nous raconte l'histoire de son pays et répond du même coup à toutes ces questions. Quant à Silva, quel que soit son destin, elle va hanter tous les personnages pendant les 30 ans que couvre le roman, hanter probablement son auteur aussi, et nous hanter, nous, lecteurs, avec son regard hardi et ses longs cheveux noirs.
Jurica Pavicic, L'eau rouge, traduit du croate par Olivier Lannuzel, Agullo éditions
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