Cinquième enquête du commissaire Soneri parue en français, La Maison du commandant célèbre aussi avec brio le cinquième anniversaire des éditions Agullo. Et ce roman-là marque une évolution marquante dans la personnalité de Soneri, et du même coup dans sa perception de la société italienne. Soneri le mélancolique, le nostalgique, le désabusé est désormais en proie à une colère et à une révolte presque permanentes : une surprise, car en général, les héros récurrents suivent le trajet inverse. Plus ils vieillisssent, plus ils ont tendance à se résigner et à se protéger pour n'être pas trop abîmés par les enquêtes qu'ils mènent. Chez Soneri, c'est donc l'inverse qui se produit, et sa colère se répercute aussi sur sa drôle de relation avec Angela.
Le roman se déroule presque tout entier dans la bassa, au bord du Pô. Une région ignorée des touristes, faite de plaines, de villages plus ou moins désertés, de fermes abandonnées, de lits d'inondation. Le Pô est omniprésent, surtout quand il déborde... Terres détrempées, forêts humides, vieilles bâtisses à l'abandon, bateaux : tel est le cadre des deux meurtres sur lesquels va enquêter Soneri, le seul à connaître suffisamment la région pour en percer les mystères. Quand l'histoire commence, notre homme Soneri est déjà sur place. Sa hiérarchie lui a demandé d'enquêter sur un trafic d'armes présumé parmi les migrants, les braconniers de la pêche au silure, les anciens militaires slovaques et hongrois qui se cacheraient dans cette région déshéritée. Et on ne peut pas dire que l'enquête motive Soneri, qui profite de l'occasion pour s'offrir une balade au bord du fleuve, ainsi que deux cartons de vin fortana, le rouge pétillant de la région, qu'il fourre dans le coffre de son Alfa Romeo. Soneri connaît bien la région, ses rives boueuses, ses bois, ses sentiers glissants et ses brumes : "Il était l'un des rares à connaître Parme et ses environs, et d'y songer ne le réjouissait guère, il sentait qu'il prenait de l'âge."
Privilège (ou pas) de l'âge, c'est à lui qu'on fait appel quand il s'agit de pister une voiture soupçonnée d'être impliquée dans une série d'attaques de distributeurs. La Polo est là, devant lui, et Soneri accélère pour lui coller au train. Coups de frein, virages en épingle à cheveux, accélérations soudaines : les bouteilles de fortana ne résistent pas longtemps. Bientôt, l'odeur entêtante du vin envahit l'habitacle, au grand désespoir du conducteur. La Polo traverse une nationale et disparaît dans la nature. Tout ça pour ça. Le lecteur, lui, n'aura pas perdu son temps, puisqu'il aura découvert un Soneri nouveau accroché à son volant, négociant ses dérapages et jurant comme un charretier. Le commissaire retrouvera la Polo près du port nautique : le patron des lieux, Nocio, une vieille connaissance, est furieux. Les occupants de la voiture lui ont volé un canot et se sont enfuis sur le fleuve. La course poursuite s'engagera donc sur le Pô. Sans plus de succès. Sale journée pour Soneri, sale journée pour le fortana.
Et ça n'est pas fini. A peine Soneri a-t-il regagné la terre ferme que le flic local, Montesano, lui annonce qu'on vient de découvrir un corps tout près de là, dans la peupleraie. Pas grand-chose à faire pour l'instant : le corps est dans un sale état, il fait nuit, il fait froid, la nuit portera conseil, il faudra attendre le lendemain pour apprendre que le mort de la peupleraie est hongrois. Immédiatement, les regards se tournent vers les clandestins qui écument la région, pêchent le silure dont les Italiens ne veulent plus, et sont pointés du doigt dès qu'un incident survient...
William.lugli, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons |
Mais avant cela, une visite s'impose au commandant Manotti, un ancien partisan, légende de la région à qui Soneri voue une amitié et un respect indéfectibles et qui pourrait peut-être lui en dire un peu plus sur ce qui se trame dans la région. Dans la maison du commandant, on ne perçoit que la lumière de l'écran de télévision et une odeur pestilentielle. Manotti gît là, effondré dans un vieux fauteuil, indubitablement mort, abandonné de tous. Et sur l'écran de télévision, une émission de variétés bien vulgaire vient de laisser la place "au visage d'un ancien engagé de la République de Salo recyclé dans la politique"...
Comme d'habitude avec Valerio Varesi, l'enquête va entraîner Soneri entre passé et présent, histoire et actualité, fait divers et politique. C'est au cœur de ces éléments-là que le commissaire donne le meilleur de lui-même, tout comme l'auteur, qui n'oublie jamais qu'il est autant journaliste que romancier. Se pencher sur le passé de son pays, sur les vicissitudes qu'il traverse, les corruptions qui le gangrènent : voilà la mission de Soneri, et aussi celle de Valerio Varesi. Mais le charme de ce rendez-vous italien annuel que nous fixe l'auteur, c'est aussi une vision du monde que partage avec nous le commissaire Soneri : ses déambulations nostalgiques dans cette région qu'il connaît si bien, son amour de la nature, des paysages qu'il décrit comme nul autre, des personnages uniques qu'il nous offre. Tel Nocio, qui prend la vedette un bref instant, lors d'une scène inoubliable où l'homme, tel un improbable Fitzcarraldo, du haut de sa maison qui domine le Pô en crue, écoute Verdi, l'enfant du pays, et en fait profiter tout le voisinage. Soneri navigue entre les enquêtes, autour du Pô, se révèle plus intrépide qu'on l'imaginait, se heurte à sa hiérarchie, et vit avec Angela une relation tour à tour apaisante et tourmentée, entre incertitudes et passion, provocation et jalousie... Soneri, humain parmi les humains, est notre miroir...
Valerio Varesi, La Maison du commandant, traduit de l'italien par Florence Rigollet, Agullo éditions
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