7 juin 2021

Louis Grall, Le Nageur d'Aral : l'abbaye et ses secrets


Quand un roman se déroule dans un lieu qu'on chérit particulièrement, forcément, l'a priori est favorable. Un auteur qui choisit l'abbaye de Landévennec pour cadre de son histoire est forcément un homme de goût et d'esprit. Le Nageur d'Aral est le premier roman de Louis Grall, auteur brestois qui publie habituellement des textes poétiques et des contes ancrés dans la culture bretonne. Il était presque naturel qu'il choisisse un lieu que tous ceux qui l'ont visité n'ont pas oublié : l'abbaye de Landévennec, nichée sur les côtes du Finistère, à l'embouchure de l'Aulne. Un site divisé en deux parties : le monastère reconstruit dans les années 50, où se déroule la vie des moines bénédictins, et l'ancienne abbaye, dont l'histoire remonte, si l'on en croit la tradition, au Ve siècle avec sa fondation par Saint-Guénolé. C'est là qu'on trouvera le musée qui retrace l'histoire des lieux. C'est aussi là que s'accroche la mémoire car les ruines de l'ancienne abbaye se dressent encore de façon troublante en un lieu proche de la côte, offrant ainsi des paysages saisissants et des échappées sur l'océan entrevu au-delà des ruines et du jardin médiéval. 

Mais trève de tourisme : Le Nageur d'Aral est un court roman qui a le pouvoir d'éveiller en nous des trésors de réflexion, et qui déploie en toute sobriété une prose aux confins de la poésie et du conte. Le narrateur de l'étrange histoire qui nous est contée commence par évoquer ses souvenirs personnels de l'abbaye, qu'il a connue enfant, puis adulte, et visitée seul, en famille ou avec des amis. La rencontre du narrateur avec le frère Luc, avec lequel il noue une relation amicale et qui lui écrit une lettre "qui réveilla mon semblant de vocation" va servir de point de départ à une aventure de mémoire et de spiritualité. En février 2015, le narrateur commence son séjour d'invité à Landévennec : c'est là qu'il va prendre connaissance de cette vie qu'il va devoir écrire et que nous sommes sur le point de lire.

L'ancienne abbaye de Landévennec - Rundvald, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons

Tout commence en 1961, en pleine guerre froide. Cette nuit de novembre, un homme nage dans l'océan glacé, confronté à une tempête de force 10 : "La tempête était mère de ces rivages, des lochs et des abers, et des rivières de Galles". Anton a une mission à accomplir, une mission de sabotage dans le port de guerre de Brest, qu'il choisira de ne pas mener à bien. Désormais déserteur, cet homme vient de très loin. Depuis des heures, il nage. Il s'est débarrassé de sa cargaison de mort, mais pas de ceux qui vont se mettre à sa recherche et le traquer impitoyablement. Débarquer, se cacher, trouver un refuge... Si sa mission a été bien préparée, sa fuite, elle, ne l'a pas été. Quand il pose pied à terre, "les seuls qui perçurent sa présence furent les bêtes de la terre, du ciel et de la mer". Anton Nazarbaïev, commando de l'école de Léningrad, est arrivé, mais il ne le sait pas encore. 

D'autres auteurs auraient sans doute exploité cette étrange situation à coup de chocs psychologiques, de situations tordues, de retournements spectaculaires. Louis Grall, lui, choisit la sobriété et la concision, et on lui en sait gré. C'est grâce à cette écriture tantôt économe, tantôt lyrique et poétique, que ce roman est incomparable : dans ce texte, la langue est reine. Louis Grall parle des humains, des végétaux, des animaux, de la mer avec la même force évocatrice. Les passages qu'il consacre au combat du nageur contre le courant  - "En ces heures obscures, quand les vagues franchirent l'étroite passe séparant Léon et Cornouaille, elles étaient chevaux sauvages pénétrant dans un corral, et leur furie n'eut d'abord de cesse." - exercent une fascination, un charme qui stimulent l'imagination. Ceux dans lesquels il évoque la vie monastique relèvent parfaitement le défi qui consiste à conserver une certaine réserve envers la religion et la foi, tout en donnant de la vie des Bénédictins une vision où la spiritualité côtoie tous les jours les travaux des champs. Une vie à laquelle va être confronté Anton, le déserteur, le soldat, celui qui ne parle pas la langue, celui qui a laissé derrière lui une vie de combats et de violences. 

Et c'est avec délicatesse, simplicité et profondeur que Louis Grall va nous raconter l'apprivoisement mutuel que vont exercer l'étranger et les moines, le destin émouvant du Nageur d'Aral.

Louis Grall, Le Nageur d'Aral, La Manufacture de livres. 

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