14 février 2024

Louise Mey, Petite sale : "rural noir" or not "rural noir"?


Il y a quelques années, on aurait sans doute classé d'emblée Petite sale dans la catégorie du "rural noir". Aujourd'hui, le genre semble être un peu passé de mode, on se contentera donc d'écrire que ce roman aussi noir que malin est une vraie réussite. Tout se passe dans une de ces régions un peu hybrides : pas assez loin de Paris pour qu'on parle de province, trop éloignée de la capitale pour être qualifiée de banlieue, fût-elle grande. Quelque part entre Compiègne et Soissons. Nous sommes à la fin des années 60, et si 1968 a laissé des traces dans les villes, elle n'a pas effleuré la vie telle qu'elle se mène dans cette région où la betterave est la reine des cultures, où le gros fermier du coin est un seigneur moderne. Pour tout arranger, nous sommes en février: il fait froid, humide, gris, avec un peu de neige sur la boue pour tout arranger. Catherine est une gamine, une petite qu'on emploie à la ferme de Monsieur. La femme de Monsieur dit qu'elle est sale, mais ça n'est pas vrai. Elle est juste pauvre. Elle vit seule avec sa mère, qui n'a pas de mari, à quelques centaines de mètres de la ferme de Monsieur. Là-bas, elle fait un peu de tout, pourvu qu'on ne la voie pas. Petite souris discrète, Catherine n'en n'a pas moins l'œil ouvert et l'esprit affûté. Mais il ne faudrait pas que ça se voie... Catherine est la "petite sale". "Si les filles qu'on regarde ont des problèmes, elle préfère qu'on ne la regarde pas."

Chez Monsieur, il y a aussi sa fille et sa petite-fille, une gamine de quatre ans prénommée Sylvie. Catherine a le droit de s'occuper de Sylvie, c'est même à elle qu'on la confie quand on ne sait pas quoi en faire. Et ce jour-là, justement, on ne sait pas quoi en faire. Alors Catherine emmène la petite Sylvie dans la cour, avec l'étable et la grange qui sont les lieux préférés de Catherine. Dans la cour, il y a du monde : toute l'équipe de journaliers italiens qui logent pas loin et qui viennent aider les travailleurs de la ferme quand c'est nécessaire. Au passage, l'un d'entre eux taquine Catherine. Une seconde d'inattention : Sylvie a disparu. Il fait nuit, on a allumé des flambeaux et pourtant il faut se rendre à l'évidence : Sylvie n'est nulle part...

Récolte de betteraves

Contrairement à ce qu'on pourrait imaginer, personne n'accuse Catherine. On se contente de la mépriser, comme d'habitude. La nouvelle de la disparition fait vite tache d'huile : et comme Monsieur est quelqu'un d'important, deux policiers parisiens vont faire le déplacement et s'installer dans les environs pour mener leur enquête. Ces gens-là sont sûrement très brillants, mais ils n'ont pas l'habitude du froid et de la boue. Leur truc à eux, c'est plutôt le pavé de Paris. Alors là, à la ferme, ils sont complètement perdus. Et l'enquête piétine longtemps. Monsieur a beau être le seigneur de son pays, sa petite-fille reste introuvable...

Louise Mey, dont le roman précédent La Deuxième Femme a remporté un beau succès malgré - ou à cause - de son sujet difficile - une femme sous emprise - poursuit avec Petite sale son chemin, voire sa croisade, vers une littérature noire empreinte de féminisme, de révolte et de conscience sociale. Elle le fait à sa manière, avec un style très direct, qui interpelle le lecteur, pétri d'ironie et de lucidité, et un savoir-faire narratif incontestable. Dans Petite sale, Catherine est une héroïne sans gloire, à bas bruit. Le final du roman est d'autant plus surprenant qu'on a pris l'habitude, au fil des pages, de la considérer comme une victime, de celles qui ne se révoltent pas. Le milieu où se déroule Petite sale est lui aussi décrit avec acuité, cruauté et réalisme - l'observation est tellement juste qu'on peut dire qu'"elle sent le vécu". Arme à double détente,  féministe et sociale, Petite sale est un livre qui s'insinue lentement et durablement dans la tête du lecteur, de ceux qui font dire que le roman noir est le plus court chemin vers la vérité.

Louise Mey, Petite sale, Le Masque

 

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