Frank Mackey est un flic irlandais. Mais pas n'importe quel flic : il occupe un poste important à la Brigade des infiltrés, après avoir été sur le terrain, et ça change tout. Il a l'habitude de la dissimulation, de la ruse, de l'identification, des vies parallèles, le cynisme ne lui est pas étranger et la compassion n'est a priori pas son fort. On comprend vite que pour lui, la fin justifie largement les moyens. Ce jour-là, un jour bien ordinaire à Dublin, Frank est allé chercher sa fille chez son ex-femme - eh oui, quand on est policier, la vie de couple dure rarement. Clairement, la jeune Holly, petite fée de 9 ans, fait partie des rares priorités de Frank et il se prépare à passer avec elle un délicieux week-end de papa divorcé. Mais sa félicité ne dure pas, et l'enfer lui tombe dessus sous la forme d'un coup de téléphone de sa soeur Jackie. On a retrouvé dans une vieille baraque abandonnée depuis longtemps la valise de Rosie. Oui, Rosie, disparue vingt ans auparavant, le soir où elle s'apprêtait à s'enfuir à Londres avec le jeune Frank, pas encore cynique et très amoureux. Pendant vingt ans, Frank a cru que Rosie l'avait lâchement abandonné. Ce soir-là, c'en est fini de cet inconfortable statu quo...
Il y a vingt ans que Frank n'a pas vu sa famille, sauf sa soeur Jackie qu'il rencontre régulièrement et que Holly adore. Il faut dire que cette famille-là, elle ne fait pas envie. Une mère adipeuse et autoritaire, un père alcoolique et brutal, un frère, Kevin, un autre, Shay, légèrement déséquilibré et ennemi juré de Frank, et une autre soeur, Carmel. C'est le retour à Faithful Place, mais là, pas question d'enfant prodigue... Frank a une vie matérielle confortable, une jolie voiture, des vêtements élégants. Le reste de sa famille a végété dans une pauvreté médiocre dans ce quartier paumé de Dublin, tout près de l'endroit où vingt ans auparavant, Frank a passé la nuit dehors dans le froid à attendre en vain l'arrivée de sa Rosie.
Frank se replonge alors dans une enfance qu'il a voulu oublier de toutes ses forces. Les réflexions impitoyables de sa mère, la violence de son père, l'animosité et la colère de Shay, rien de tout cela n'a changé, bien au contraire. C'est qu'en plus maintenant, la rancoeur est là, la jalousie aussi. Ce retour au temps de l'enfance n'a rien de nostalgique, il est simplement inévitable, c'est une fatalité. On ne se construit qu'en relation avec son enfance et ses racines. Avec elles ou contre elles.
Tana French écrit sobrement, mais la construction du roman, avec ses flash backs, est d'autant plus remarquable qu'à aucun moment on n'a l'impression d'une structure artificielle, comme c'est souvent le cas lorsqu'un récit comporte de nombreux retours dans le passé. Là, les transitions sont subtiles, le texte coule sans jamais perdre son lecteur, la simplicité des mots n'a rien de simpliste, bien au contraire. Car s'ils sont simples, ils sont aussi très soigneusement choisis. L'auteur sait, en une citation musicale par exemple, nous replonger vingt ans en arrière. Elle sait dire la douleur, le déchirement sans pathos. Pas question de vous gâcher la lecture en vous en racontant davantage. La vie d'une fratrie, la rupture familiale, la honte scandaleuse éprouvée par celui qui s'en est sorti face à ceux qui n'ont pas eu cette chance, ne sont qu'une partie de l'univers de Tana French, et tout cela est profondément humain. Dublin est aussi un personnage important dans cette histoire, tout comme les métamorphoses économiques que l'Irlande a connues, et qui n'ont pas uniformément distribué leurs éphémères bienfaits.
Attention : n'oubliez pas que nous sommes dans un roman noir, très noir. Et que le suspense n'a rien à envier à d'autres maîtres du genre...
Pour en savoir plus sur Tana French, lisez le compte rendu de notre rencontre.
Tana French, Les Lieux infidèles - traduit de l'anglais par François Thibaux - Calmann-Lévy
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