Cathi Unsworth, adoubée par Ken Bruen, Robin Cook et James Sallis, rien que ça, occupe une place bien à part parmi les auteurs de polar anglais. Ex-journaliste dans la presse musicale, elle a commencé à écrire des romans en 2005 avec ce Au risque de se perdre au titre français contestable (le titre anglais étant The Not Knowing) préfacé par, excusez du peu, David Peace. Attention donc aux confusions : Au risque de se perdre est aussi le titre d'un roman de Kathryn Hulme, best-seller dans les années 60 qui mettait en scène une religieuse hors normes, et qui sera adapté au cinéma par Fred Zinneman avec Audrey Hepburn dans le rôle principal. Comme dans Le chanteur (voir chronique ici), Cathi Unsworth fait appel à son histoire personnelle de journaliste pour nous plonger dans le milieu londonien branché du début des années 90.
Diana Kemp vit en coloc dans une chambre miteuse au 36 Arundel Gardens, dans le quartier de Notting Hill, près de Ladbroke Grove, vous savez, le quartier où a échoué le Jack Taylor de Ken Bruen dans Toxic Blues... Le monde est petit. Diana a le vent en poupe : avec ses deux amis Neil Bambridge, l'insupportable mais richissime héritier hype, et Barry Hudson, adorable ami mais totalement dépressif, salarié dans une maison de disques, elle lance un nouveau magazine, Lux, qui commence à bien marcher. A tel point que les Américains commencent à s'y intéresser, ce qui est le comble du succès pour un magazine anglais. Tout va bien : Neil Bambridge a réussi à arracher une interview au cinéaste coqueluche du moment, Jon Jackson, qui vient de sortir un film glauque et violent, L'Embrouille, dont le succès est tel que les garçons à la mode se sont mis à s'habiller comme le héros! Grillant ainsi la politesse à son ami Barry, ex-ami de Jackson, qui a un peu de mal à se remettre de la trahison. Mais les affaires sont les affaires... Quant à Diana, elle couvre le festival du roman policier Crime Wave, où elle compte bien rencontrer la crème du polar anglais du moment. Dont Simon Everill, auteur de Barjo, roman particulièrement noir et pervers... Jusque-là, Cathi Unsworth nous offre un portrait plein d'acuité de la scène londonienne de l'époque, mêlant avec bonheur littérature, cinéma et musique, jouant avec les allusions et les devinettes, créant un jeu de piste auquel on se laisse prendre avec délices. Et puis, tout bascule avec la mort violente de Jon Jackson, assassiné dans des circonstances qui font étrangement penser à une scène de son film. A partir de ce moment-là, Cathi Unsworth jette le masque et fait toute la place à son talent d'auteur "noire". A partir de ce moment-là, on ne sait plus très bien qui sont ces personnages en apparence transparents. Place aux doubles sens, aux souvenirs troubles, aux coïncidences, place au passé des uns et des autres, à ces réminiscences refoulées d'enfances torturées, aux traumatismes irréversibles générateurs de monstres. Place à la peur et à l'indicible. Et dans ce registre-là, Cathi Unsworth est sans doute encore meilleure car elle sait aller loin, gratter là où ça fait mal. On pourra s'amuser de constater que Barjo, le roman dont il est question ici (Weirdo en anglais) est aussi le titre du roman de Cathi Unsworth paru en 2012 (pas encore traduit), où on retrouvera aussi des thématiques chères à Unsworth, comme la vie dans les petits villages de l'est de l'Angleterre, là où l'hypocrisie est si monstrueuse qu'il peut s'y passer des choses tellement horribles que personne ne veut en parler...
Au risque de se perdre est son premier roman, et pourtant Cathi Unsworth maîtrise parfaitement son écriture, ne tombe pas dans les pièges qui la guettaient en tant qu'ex-journaliste de rock, dresse un portrait féroce mais empathique du temps et de l'époque, et met tout le monde d'accord en revenant à la source du noir, la souffrance, le souvenir et le secret. Chapeau l'artiste.
A noter, Cathi Unsworth sera présente au Festival Polar à la Plage du Havre, du 14 au 16 juin prochains.
Cathi Unsworth, Au risque de se perdre, Rivages / Noir, traduit de l'anglais par Karine Lalechère
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