27 mai 2014

Vincent Platini parle de son livre, Krimi, anthologie du récit policier sous le IIIe Reich

Hervé Delouche et Vincent Platini à la librairie L'Atelier
La semaine dernière, la librairie L'Atelier (2bis rue du Jourdain Paris 20°), invitait Hervé Delouche (813) à interroger Vincent Platini, universitaire à la Freie Universität de Berlin, sur son livre : Krimi, une anthologie du récit policier sous le Troisième Reich. Pour démarrer l'entretien, Hervé Delouche a mis au défi le public de citer le nom d'un auteur de polar allemand. Grand blanc. De mon côté, pas mieux, en-dehors d'Andrea Maria Schenkel et Wulf Dorn, qui fait plutôt dans le thriller. Et pourtant l'Allemagne d'aujourd'hui "consomme" du polar et du thriller. Peu d'auteurs contemporains donc. Et dans les années 30, sous le Troisième Reich, lisait-on du polar ? On a beaucoup dit que le genre policier avait fait l'objet d'une censure sauvage à cette époque. Vincent Platini nous prouve que non, avec cette remarquable anthologie qui regroupe 9 nouvelles ou courts romans, chacun précédé d'une présentation approfondie de l'auteur et du contexte, et qui se termine par un dossier critique. Morceaux choisis.
Le kriminal roman, un angle mort ?
J'ai travaillé sur le sujet pour ma thèse, et effectivement en dehors de romans comme le célèbre Mabuse, je me suis vite aperçu qu'en apparence, sous le Troisième Reich, on ne lisait pas du tout de romans policiers. Or en fait il y avait une grosse production à cette époque, probablement plus importante même que sous la République de Weimar. C'était de l'ordre de 300 ou 400 titres par an, quand même ! Quand la guerre éclate, cela continue, et même c'est encouragé par le régime. Or c'est un véritable angle mort, personne n'en a parlé, personne n'en parle. Pour donner un exemple, il existe un équivalent de la Bilipo, affilié à la Bibliothèque de Brème. Eh bien le fonds démarre avec des publications datées de 1965. Les historiens de la littérature allemande ont complètement occulté le genre. Jusqu'à la fin des années 90, les critiques disaient qu'il avait été interdit. Or c'est totalement faux. Dès qu'on commence à chercher, on trouve une grosse production, des genres divers, et des auteurs de talent! Alors pourquoi ce silence ?

La contamination nazie
Plusieurs raisons à cela : pour commencer, ce spectre qui plane  a posteriori sur toute la production culturelle allemande du Troisième Reich. Tout aurait été contaminé par l'idéologie nazie. D'ailleurs de grands auteurs comme Thomas Mann ont eu des mots très durs pour les œuvres de cette époque. Ensuite, on peut citer le mépris universitaire dans lequel, en Allemagne, on tient le genre policier. Si en France on est sorti de cette situation grâce à des personnalités comme François Guérif ou Jean-Patrick Manchette, en Allemagne, en revanche on est encore en plein dedans. Pour prendre un exemple, j'ai eu l'idée de proposer à mon Université un séminaire sur le roman policier. La direction a retoqué tout de suite le projet, arguant du fait que le sujet était "inacadémique". Cela se passait il y a quelques mois... En Allemagne, quand je dis que je m'intéresse au roman policier, on me regarde avec de grands yeux. Il y a en Allemagne une seule personne  qui a fait sa thèse sur le polar du IIIe Reich, et il n'a jamais réussi à la publier.

Le krimi, sauvé par sa mauvaise réputation et les lois du marché
Il y a donc une production considérable. Non seulement l'Allemagne est, comme tous les pays, touchée par le raz-de-marée de littérature policière anglo-saxonne, mais surtout, alors que le régime exerce sa censure sur ce qu'il considère comme de la littérature subversive, il épargne le krimi qu'il considère comme de la para-littérature, voire de la sous-littérature de distraction. Ce genre commence à constituer une sorte de refuge pour certains auteurs. Dans un journal professionnel de l'époque, on trouve un texte qui se félicite des auto-dafés, considérant que la littérature "subversive" a, heureusement, laissé la place à de la littérature d'aventures et de distraction.

Et puis malgré la censure et les autodafés, le divertissement reste dans une logique d'économie de marché. Et le krimi se vend bien, donc on continue à en produire. Certains éditeurs commencent même à se spécialiser et à sortir des flopées de romans à quatre sous tirés à des centaines de milliers d'exemplaires. Le marché est inondé parce que ça se vend.

Goebbels éditeur

La série John Kling, par exemple, va se vendre à des millions d'exemplaires. On peut aussi citer Agatha Christie, Edgar Wallace - qui sera interdit en 1940. Au moment où l'Angleterre et les Etats-Unis entrent en guerre, on trouve encore des romans anglo-saxons facilement en Allemagne. A tel point que Goebbels ira jusqu'à créer une collection de livres ("Don du Dr Goebbels à la Wehrmacht) où il publiera des romans qu'il fera envoyer aux soldats sur le front pour leur remonter le moral... La première année, il s'agissait surtout de livres politiques, patriotiques, dans la ligne du pouvoir. La deuxième année, on a demandé aux soldats ce qu'ils voulaient : et bien sûr, ils demandèrent majoritairement du roman policier. Goebbels publia donc des krimis, et même certains titres qui n'étaient pas vraiment conformes à la ligne. Confirmant ainsi que l'édition se pliait encore à la volonté du client lecteur !

Du pain et des jeux...
Les idéologues à la Rosenberg considéraient le roman policier comme de la littérature de bas étage. Et, de l'autre côté, des hommes  comme Goebbels qui pensaient qu'il fallait avant tout divertir le peuple. Et plus les temps seront difficiles, plus on voudra "distraire" le peuple, en littérature comme en cinéma. Donc à partir des années 40, au sein du parti, il s'élève des velléités de direction de collections policières. Il y a dans l'anthologie des exemples de ces publications qui témoignent de la "nazification" tardive du roman policier. On a aussi voulu contrer l'"invasion" des publications étrangères et promouvoir le "krimi" allemand. Ce qui n'a pas forcément donné les résultats escomptés.

Le "bon" krimi allemand

Dans ce krimi allemand "idéal" selon le régime, on repère un certain nombre de caractéristiques : des personnages à la gloire de la police allemande et non pas d'un individu policier, des intrigues se déroulant en Allemagne. Dans les "bons" krimis allemands, on remarquera qu'il n'y a pas un seul policier, mais plusieurs. Ensuite, le mode de détection est assez complexe. Le roman policier anglais de détection est fondé sur la logique et la déduction. Il est rétrospectif, en ce que le détective essaie de reconstituer le crime. Le roman américain, lui, est prospectif : le détective arrive dans l'affaire, il tape dans la fourmilière. Le roman policier allemand est bien différent en ce que le Troisième  Reich se méfie de tout ce qui est ratiocination, raisonnement, réflexion, qu'on trouve trop anglo-saxon. Le bon policier allemand, c'est celui qui a la bonne vision du monde, qui sent d'instinct qui est coupable ou pas. Dans certains romans, parvenu aux deux tiers, l'enquêteur arrive sur les lieux du crime ou du délit, il ne trouve pas un indice, il retourne interroger les suspects. Le bon policier allemand compare les dossiers, revoit les archives, interroge les suspects, voit s'il y a des signes physiques de culpabilité - le suspect transpire, tremble, cligne des yeux... Et souvent, le policier formule la chose : "Je sens qu'il est coupable", "Je suis persuadé qu'il dit la vérité." Dans un roman policier allemand, on est toujours du côté du policier. Pas question de se mettre à la place du criminel ! On se moque totalement des motivations du coupable, ça n'a aucun intérêt. Ce qui compte, c'est d'arrêter le coupable. Ce qu'a fait Chandler dans plusieurs de ses nouvelles, à savoir laisser la conclusion "ouverte", voire proposer deux dénouements dans deux versions de la nouvelle, est absolument inconcevable dans le krimi allemand.

La peur du kitsch
Le troisième Reich se veut populaire, populiste, mais craint de se découvrir vulgaire. Il a très peur du kitsch. Dans les premiers temps, il n'y a pas de guide, pas de règle. Du coup, la culture de masse s'empare des symboles du National Socialisme et c'est du grand n'importe quoi, même si c'est une période intéressante. On trouve des bonbons décorés de la croix gammée, des publicités absurdes... Après 1934, on resserre les vis : on ne touche plus aux symboles nazis. Du coup, la culture de masse devient "apolitique". Et certains auteurs jouent avec ce "non-engagement" politique, glissent des critiques contre le régime tout en étant diffusés très largement. C'est le cas de Adam Kukhoff, un auteur fort bien éduqué, universitaire reconnu, dont la nouvelle Sortie de scène qui figure dans l'ouvrage, est un parfait exemple de ces allusions. D'ailleurs Kukhoff sera exécuté en 1942 car il était membre d'un groupe de résistance en lien avec l'Union soviétique. Il nous reste des témoignages d'époque de libraires et de lecteurs qui confirment que les lecteurs contemporains étaient parfaitement conscients de ces messages plus ou moins cachés. Il y avait à l'époque une telle oppression que les lecteurs ont gagné en acuité. Du coup, paradoxalement, on peut dire que le Troisième Reich a fait gagner de la richesse à ce genre populaire.

La contrebande littéraire

Je parle de "contrebande littéraire" : un contrebandier, c'est quelqu'un qui joue sur le terrain de l'ennemi. Le Troisième Reich a le pouvoir, exerce une oppression. Les auteurs "déviants" vont donc développer des tactiques littéraires : à partir de certaines contraintes, ils vont passer entre les lignes. Un exemple : à l'époque, officiellement, le crime à disparu en Allemagne. Ce qui rend difficile l'exercice de l'auteur de krimi. Les auteurs vont donc situer leurs histoires à l'étranger. Et certains, plus taquins que d'autres, vont écrire des krimis épistolaires, où le criminel envoie une lettre au commissaire pour lui avouer son crime. Une technique qui donne la parole au criminel, ce qui est totalement "hors lignes"... Un cas particulièrement significatif, celui de Michael Zwick. Zwick a écrit plus de 20 krimis en 2 ans. Puis il a totalement cessé de produire, et on ne savait pas pourquoi. Jusqu'à ce qu'on découvre que Zwick était juif. Il est resté à Berlin jusqu'en 1941, ensuite on perd sa trace, on ignore ce qu'il est devenu.

Comme il n'y a plus de crime, soit on parle de petits crimes (vols de timbres, lettres anonymes...) et alors on s'ennuie très vite, soit on déplace le crime. Pour les lecteurs allemands, les romans policiers ont souvent une forte consonance anglaise ou américaine. Ils sont parsemés d'américanismes plus ou moins cocasses. Enfin, la dernière option consiste à placer le crime dans le Berlin d'avant 1934, et de laisser quelques bribes de la culture de la pègre et des bas-fonds, avec des termes d'argot berlinois.

Le krimi, vecteur de résistance
Le dernier texte de l'anthologie, Lettre ouverte au front de l'est, a été écrit par Adam Kuckhoff et John Sieg, deux résistants. Ce texte, avant de devenir une fiction, était un tract distribué sur le front de l'est. Un texte dur et passionnant qui reprend certains codes du roman policier et montre bien que le krimi correspondait avec certains actes de résistance. Kukhoff, on l'a déjà dit, a été exécuté. Quant à John Sieg, il s'est pendu dans sa cellule...

Vincent Platini, Krimi - Une anthologie du récit policier sous le Troisième Reich, éditions Anacharsis
Du même auteur :  Lire, s’évader, résister. Essai sur la culture de masse sous le Troisième Reich, éditions La Découverte, 2014

4 commentaires:

  1. Pour avoir lu cette anthologie, je confirme que le sujet est passionnant.
    Mais j'avoue avoir préférer les notes de l'auteur, à certains textes de l'époque. ;)

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  2. Pas faux... En fait il vaut mieux lire les fictions après avoir eu l'éclairage de l'auteur, car sinon on passe très vite à côté de sous-entendus, d'allusions historiques ou politiques. L'autre livre de V. Platini donne sûrement des éclairages supplémentaires. Je m'en vais le lire bientôt.

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    1. Bonjour,
      merci de votre commentaire. J'ai effectivement tenté, dans l'introduction et les notes, de transmettre un certain plaisir de lecture. Je suis donc ravi que cela ait pu vous intéresser.

      Quant aux textes en eux-même, il est amusant de constater que, si certains sont préférés à d'autres, ce ne sont jamais les mêmes selon le public. Personnellement, j'aime beaucoup Kuckhoff et Zwick, mais d'autres lecteurs de polars hard-boiled (et non des moindres!) ont préféré Paul Pitt ou C.V. Rock tandis que certains, plus habitués aux romans un peu surannés, ont surtout aimé Zinn et Finke. Et, pour le coup, je pense que c'est assez bon signe pour une anthologie.
      Vincent
      PS : oui, dans "Lire, s'évader, résister", je livre pas mal d'informations et de réflexions sur des Krimis qui ne sont pas dans l'anthologie, mais aussi sur d'autres auteurs et genres populaires (la science-fiction par ex.).

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  3. Ben moi je trouve les introductions passionnantes et les textes tous intéressants.
    Les correspondances avec d'autres âges et états du polar sont multiples : la fin de la 1ère nouvelle rappelle étrangement la conclusion des "flics ne dorment pas la nuit" de Richard Fleischer, L'écriture de Meurtre à 5 sous est proche du rythme des St Pauli films de la fin des années 60s ou même du Dassin des "Forbans de la nuit". Fatal héritage est quant à lui vraiment très proche des premiers écrivains hard-boiled.
    Bref, un excellent bouquin !
    Pat Lapin.

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