4 avril 2015

Denise Mina : l'interview en roue libre n°2 - QDP 2015


Restons en Écosse, avec Denise Mina, formidable romancière de Glasgow. Après la série des Paddy Meehan, avec son attachante héroïne journaliste, Denise Mina a commencé une série qui met en scène Alex Morrow, femme policier au caractère bien trempé (voir ici les chroniques et la première interview).  Denise Mina est "cash", elle est aussi fougueuse que son écriture, et c'est pour ça qu'on l'aime...

Votre dernier roman paru ici s'appelle Des dieux et des bêtes, et c'est la deuxième enquête d'Alex Morrow. Comment avez-vous décidé de créer ce nouveau personnage de femme policier, Alex Morrow?
Je voulais une série policière avec un regard réaliste sur le crime, une attention portée plutôt sur les victimes que sur les enquêteurs et les criminels. Pour moi Alex Morrow était le personnage idéal. D'ailleurs, elle n'est pas tellement présente dans le livre. C'était une sorte d'expérience au départ, j'avais prévu quatre nouvelles. Et puis finalement il y a un autre livre, Red Road, qui sortira ici bientôt, et encore un autre que j'ai situé pendant la campagne pour l'indépendance en Ecosse, deux semaines avant le référendum. Avec une ambiance de colère et de conflit incroyable.
Une période très intéressante, mais très dure ?
De mon côté, j'étais partisane du "non", et nous n'étions pas très nombreux dans ce cas dans les milieux artistiques et culturels. Je me rappelle être allée à un Salon du livre après m'être exprimée sur la question, et une de mes amies m'a confié qu'elle avait plus peur de s'avouer "pro-non" que de se proclamer lesbienne! Dans ces milieux, tout le monde aime les choses un peu radicales, et en fait c'était une vraie mode d'être "oui". Ce qui n'empêchait pas ces gens d'être sincères d'ailleurs... Dans la région où cette amie faisait campagne pour le "non", elle s'est fait jeter des trucs à la figure, on a pris des photos d'elle qu'on a mises sur Facebook, c'était vraiment épouvantable, dingue. Ça se passait dans une région touristique, une vraie image d’Épinal de l’Écosse, on ne pouvait vraiment pas s'attendre à ça.

Le personnage de Alex Morrow est très différent de celui de Paddy Meehan : c'est une femme adulte, elle a des enfants, ce qui est très important.
Eh bien, j'ai des enfants... Quand on est jeune, on est sûr de tout. Une fois qu'on a des enfants, on devient beaucoup plus empathique. Et ça n'a rien d'hormonal : soudain, les petites choses prennent de l'importance, et la tendresse devient un sentiment qui s'étend non seulement aux enfants, mais aux autres humains.

Néanmoins, si Alex est tendre et maternelle, elle est auxxi forte et déterminée.

Oui, ce contraste est intéressant. Je voulais poser cette question-là : comment peut-on fonctionner dans le monde quand on est quelqu'un de concerné? Souvent, les héros de romans policiers sont sûrs d'eux, ils ont la sensation de tout savoir. Je pense que ceux qui réussissent dans ce monde sont ceux qui savent contrôler leurs émotions. Là, je suis ici, je fais mon job. Mais peut-être que ma mère est malade, peut-être que je n'ai qu'une idée, l'avoir au téléphone. Ces gens-là sont ceux qui sont vraiment efficaces dans ce monde. C'est une forme d'intelligence. Si on a une famille, ou un chien même, on veut une seule chose : rentrer à la maison. Et c'est une motivation très forte : se trouver là où on doit se situer dans le système. Les romans avec Alex Morrow parlent du système. Les romans américains se positionnent plutôt au niveau de l'individu. Il est question de justice, pas de vérité.

Et le frère d'Alex, qui est du mauvais côté de la loi, comment l'avez-vous créé ?
Voilà la vérité vraie : mon voisin du dessous est un gangster, et il ressemble comme deux gouttes d'eau à mon cousin... J'habite un quartier plutôt snob. Et je me posais la question :"S'il faisait quelque chose de terrible, est-ce que j'irais le dénoncer? Quelle est la différence entre lui et moi ?" Cet hiver, nous avions de la neige et de la glace. Mon voisin essayait d'enlever la glace de ses marches. Le fameux gangster est arrivé et a dit "J'ai une machette, je peux vous la prêter." Et le voisin a répondu : "Non, je ne voudrais pas vous l'abîmer." A quoi le gangster a répondu : "Pas de problème, j'en ai plein." La vérité, c'est que le voisin ne voulait pas qu'on puisse retrouver ses empreintes sur la machette! Car la police fait des descentes chez ce type très souvent. En plus, il a beaucoup d'enfants, et ils sont absolument adorables. J'ai un cousin avocat, et il m'a avertie : "Ce type est vraiment dangereux, ne l'approche pas." Et dans ce quartier un peu snob, nous faisons tous comme s'il n'existait pas. Pourtant, il a souvent sa photo dans les journaux. Il a une couverture, un commerce de bateaux. Un jour, il m'a dit : "Je vous ai vue dans le journal". Je lui ai répondu : "Moi aussi!". Quand j'y réfléchis, je me dis que si j'avais eu une vie différente, j'aurais pu devenir comme lui. Ça me fait penser que ça fait un moment que ne l'ai pas vu. Peut-être est-il en prison...
Comment Alex et son frère réagissent-ils face à leur situation ?
Lorsqu'on se positionne du bon côté de la loi, il faut se persuader que jamais on ne pourra passer de l'autre côté. L'année dernière, j'ai travaillé à un roman graphique, et l'un des créateurs disait : "La première obligation du privilège est de vous mettre à l'abri de votre propre conscience du privilège." Pour Alex, son frère est un rappel constant du fait qu'elle est privilégiée.
Pensez-vous qu'Alex pourrait se laisser tenter par le fait de franchir la barrière?
Si c'était pour une bonne raison, ce serait possible. D'ailleurs vous verrez, dans les deux prochains romans, ça va chauffer... Et ça va vous surprendre.

Le personnage de Martin Pavel, ce jeune homme riche qui protège le petit garçon pendant le hold up de
Des dieux et des bêtes, est vraiment fascinant. D'où vous est-il venu?
J'ai lu un article sur les jeunes très riches. Sur leurs échecs, qui viennent du fait qu'ils n'ont pas à faire d'efforts pour réussir. Le fait qu'ils ne veulent pas qu'on sache qu'ils ont de l'argent, parce que ça change complètement leurs rapports avec les autres. Il y a dans le monde un certain nombre de riches qui sillonnent le monde sans jamais payer d'impôts. Tous ces gens qui prennent leur jet privé et se rendent à Davos... C'est tellement glauque.

Et Paddy Meehan ? Un de vos personnages l'appelle au téléphone dans Des dieux et des bêtes?
Avant la publication de Des dieux et des bêtes, un avocat a relu le manuscrit et a demandé à ce qu'on change le nom du journaliste qui est évoqué à ce moment-là, car il aurait pu faire un procès. J'ai donc choisi d'introduire Paddy : c'est un personnage de fiction, elle ne pourra pas me faire de procès. Mais Paddy va revenir, elle est bien vivante. Il y aura au moins deux romans de plus avec elle. La situation du journalisme en Écosse est terrible, avec tous ces journaux qui ferment, c'est un contexte formidablement intéressant, il faut que j'écrive sur cette situation. Paddy m'a été inspirée par un vrai journaliste, qui m'accuse d'ailleurs plus ou moins de lui avoir volé sa vie...

On parle souvent des romans policiers écossais comme étant bien particuliers par rapport au roman anglais.
En fait il y a plusieurs écoles. Val McDermid, Ian Rankin et moi travaillons plus ou moins dans la même veine,  des romans noirs avec  une approche politique. Mais il y a d'autres auteurs écossais qui ont une autre approche : ceux qui parlent de clubs de tennis, ceux qui évitent les gros mots, ceux qui situent leurs histoires à la campagne. En fait, pour être réaliste, c'est surtout une affaire de marketing : aujourd'hui, un auteur a davantage de chances d'être publié s'il est écossais. Et puis il faut bien dire que beaucoup de gens se mettent à écrire des romans policiers... C'est séduisant, cette idée de gagner sa vie en écrivant des romans plutôt que de donner des cours d'écriture créative. D'un autre côté, de temps en temps, j'adore lire de mauvais romans, c'est très distrayant. 

Dernier roman paru en français :  Des dieux et des bêtes, traduit de l'anglais (Écosse) par Nathalie Bru, Le Masque

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