17 mai 2015

Tana French, La cour des secrets : tous les garçons et les filles...

Voilà, le nouveau Tana French vient de sortir. Comment fait cette femme pour nous surprendre à chaque fois, comment fait-elle, tout simplement, pour être aussi douée? Avec La cour des secrets, nous retrouvons, dans un second rôle, une vieille connaissance déjà présente dans Les lieux infidèles, le flic Frank Mackey. Sa fille Holly, qui a joué un rôle clé dans l'enquête des Lieux infidèles alors qu'elle n'avait que 9 ans, est de retour également, et cette fois-ci au premier plan de l'action.
Nous sommes à Dublin, au lycée Sainte-Kilda, établissement religieux réservé aux jeunes filles de bonne famille au compte en banque bien garni. Holly Mackey vient de faire le mur pour apporter au commissariat un élément qui devrait faire redémarrer l'enquête sur un crime qui a coûté la vie au jeune Chris Harper, 16 ans, tué à coups de binette dans le crâne un an auparavant dans le parc de Sainte-Kilda. Coup de chance : c'est l'inspecteur Moran qui la reçoit. Celui-là même qui l'avait interrogée lors de l'affaire des Lieux infidèles. A l'époque, ils s'étaient bien entendus. L'objet en question : une carte punaisée sur le "panneau des secrets", où les jeunes filles ont le droit d'afficher de façon anonyme leurs messages au monde, pourvu qu'ils restent dans les limites de la bienséance. Sur cette carte, une photo de Chris Harper et un message : "Je sais qui l'a tué."
Holly a vu juste : l'enquête redémarre. Il faut dire qu'il y a un an, l'investigation avait été vite, et mal, menée. Un premier suspect avait été mis en garde à vue, puis innocenté. Depuis, plus rien. C'est Antoinette Conway, de la Criminelle qui va mener la danse. Une femme à la criminelle... pas courant, et pas facile. Moran, lui, à 32 ans, est aux affaires classées. Tout au long de sa carrière, il sait que MacKey lui a facilité les choses. Aujourd'hui, il voudrait bien s'en sortir tout seul. Il fait donc des pieds et des mains pour parvenir à travailler avec Conway. Et ça marche...

A partir de là, Tana French va nous enfermer dans Sainte Kilda, dont nous ne sortirons pratiquement qu'à la fin du roman... Enquêter dans un lycée religieux, ça n'est pas un cadeau. Non seulement la discipline est stricte, mais surtout ces jeunes filles de bonne famille doivent absolument être protégées. C'est dire si la vérité va être difficile à dévoiler. Très vite, huit filles vont se retrouver dans le collimateur des deux enquêteurs. Deux groupes de quatre filles, plus exactement. Et ça a son importance. Deux groupes hostiles l'un à l'autre : l'un, celui auquel appartient Holly, a prêté serment d'abstinence et manifeste son opposition aux looks sexy populaires auprès des autres filles. L'autre est tout l'opposé : mini-shorts roses, tops moulants, maquillage, rien n'est trop pour ces quatre-là.

Unité de lieu, mais pas d'unité de temps. Tana French, par le biais de flash-backs élégamment amenés, sans effets spectaculaires ni coups de théâtre téléphonés, va nous faire revivre l'existence des deux bandes de filles pendant les mois qui ont précédé la mort de Chris Harper, et ceux qui l'ont suivie. Du même coup, nous ferons la connaissance des garçons de Colm, l'équivalent au masculin de Sainte-Kilda. Chris Harper était élève à Colm, et toutes les filles avaient envie de sortir avec lui. Qui, bien sûr, profitait largement de la situation. Le lieu de rendez-vous des garçons et des filles : le Court, gigantesque et moderne centre commercial poussé comme un mirage au milieu de nulle part, mais à proximité de Sainte-Kilda et de Colm. C'est là que les ados dépensent leur argent de poche, se tournent autour, se draguent, se disputent, fomentent leurs intrigues.

Voilà, le décor est planté. Tana French n'a plus qu'à déployer ses talents d'observatrice sensible et perspicace. Les relations entre êtres humains, voilà ce qui l'intéresse. A commencer par celles, à la fois conflictuelles et bientôt complices, entre Conway et Moran. Et elle nous offre une plongée en apnée dans l'univers des adolescents riches d'aujourd'hui :  leurs aspirations encore floues, leur refus de l'avenir, leurs désirs violents. Et surtout, elle nous montre comment les individualités peuvent se fondre en un groupe, ce groupe où les jeunes filles se réfugient pour s'opposer à la violence des rapports filles-garçons, pour s'efforcer d'échapper à la rudesse du désir, à l'immaturité des sentiments. Dans ce groupe-là, les filles sont soudées par un secret : ce qu'elles appellent leur pouvoir magique. Un pouvoir qui plus que tout leur sert à s'isoler des autres, à s'assurer de leur supériorité. Mais un groupe, aussi soudé qu'il soit, ce sont des individualités. En l'occurrence, des personnalités en pleine mutation, et que la protection du groupe ne suffira pas à mettre à l'abri des passions les plus extrêmes...

Tana French réussit là encore un beau doublé : la construction très réussie d'une intrigue captivante, et l'expression émouvante d'une inquiétude très forte, doublée d'une empathie puissante, envers ces jeunes en désarroi dont elle décrit la vie sans jamais poser de jugement à l'emporte-pièce, mais en réussissant une immersion très convaincante dans un univers fermé à tous les sens du terme : l'institution religieuse, la bande de filles. Double peine pour deux enquêteurs qui devront, en un peu plus d'une journée, déjouer d'inimaginables pièges et, surtout, se méfier des apparences. Tout cela dans le contexte désuet d'une construction à l'ambiance gothique, d'un parc à la fois romantique et effrayant; sans oublier une perception particulièrement aiguë des relations de classe qui s'expriment de façon pernicieuse et troublante. Toute une richesse thématique réunie dans un récit formidablement écrit et totalement captivant.


Lire les chroniques des autres romans de Tana French

Tana French, La cour des secrets, traduit de l'anglais par François Thibaux, Calmann-Lévy

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