Avec Jugan, Jérôme Leroy poursuit son voyage au cœur de la vie politique française du siècle dernier. Cette fois, c'est un passé à la fois politique et personnel qu'il explore, décrit minutieusement, analyse sans froideur, mais non sans chagrin. Jugan, c'est à la fois le titre du roman, le nom du personnage principal, et celui du héros de L'Ensorcelée, de Barbey d'Aurevilly, où le dandy normand décrivait la destinée de l'abbé de la Croix-Jugan, engagé auprès des Chouans, blessé et défiguré au combat, et dont le retour au bercail signera l'arrêt de mort de la malheureuse Jeanne Le Hardouey, littéralement ensorcelée par le monstrueux combattant de l'ombre. Jérôme Leroy, né à Rouen et ex- professeur de lettres rend donc un hommage appuyé à son aîné normand, à travers ce beau roman triste.
Le narrateur, ancien enseignant au collège Barbey d'Aurevilly de Noirbourg, est en vacances à Paros avec sa femme Nathalie et leur petite fille Claire. Mais la sérénité n'est pas au programme... Quelque dix ans auparavant, un personnage dont la brave ville de Noirbourg pensait bien s'être débarrassé, Joël Jugan, a fait sa réapparition. Joël Jugan sort de 18 ans d'emprisonnement, dont une bonne partie passée à l'isolement. Joël Jugan, avant tout ça, était un séducteur. Aujourd'hui, son visage ravagé par le feu, cousu de cicatrices, suppurant, fait de lui un monstre. Jugan, 18 ans auparavant, était un terroriste du mouvement Action rouge, tendance violente. Anarcho-communiste, ou anarchiste tout court, Jugan voulait en découdre avec la société, avec le capitalisme, les puissants, les corrompus. Jusqu'au bout, jusqu'à l'arrestation... Ça vous rappelle quelque chose, sûrement. Action directe, Jean-Marc Rouillan, Nathalie Ménigon, Joëlle Aubron, Georges Cipriani : attentats, hold-ups, assassinats. Arrestation en 1987, condamnation à la perpétuité, prison, maladie pour Nathalie Ménigon, compagne de Rouillan, mort pour Joëlle Aubron.
Jugan, lui, est seul. Pas de compagne, pas d'amis, hormis l'ex-militante Clotilde, aujourd'hui conseillère principale d'éducation au collège, qui va lui trouver un poste dans une Association d'aide aux élèves en difficulté. Clotilde, ancienne révolutionnaire rangée des voitures. Du narrateur, on ne connaîtra jamais le nom. On saura simplement que les événements qu'il nous raconte ont eu lieu une dizaine d'années auparavant, et qu'ils l'obsèdent au point qu'il en rêve deux ou trois fois par an. Dès la première page, on sait que Clotilde sera la victime du drame qui va se jouer, et dont elle va être la narratrice principale, puisque c'est elle qui va raconter au narrateur les événements qui aboutiront bientôt à sa mort violente. Le narrateur, professeur de lettres, se retrouve à son corps défendant plongé en pleine tragédie : "Je ne suis pas certain d'avoir envie de tout comprendre (...), d'avoir envie qu'Assia Rafa, son père Samir, Clotilde Mauduit, les gitans de la Zone et bien entendu Joël Jugan disparaissent de mon paysage onirique (...) Ils auront été, malgré eux, à leur façon, la part de poésie et de sauvagerie dans ma vie si banalement rangée."
Dès l'entrée du roman, Jérôme Leroy dispose donc sur son échiquier romanesque tous les personnages qui vont jouer un rôle décisif dans l'histoire. Assia Rafa, jeune marocaine que son père Samir l'épicier oblige à faire un BTS de comptabilité, alors qu'elle a bien d'autres rêves. Clotilde la CPE, les Gitans de la Zone qui font partie de la vie, de l'histoire et des légendes de Noirbourg. Et puis Joël Jugan, bien sûr. A travers le retour de Jugan, l'auteur nous raconte aussi le temps qui passe, qui ne passe pas de la même façon pour nous autres, gens ordinaires, pour tous les gens ordinaires de Noirbourg qui, en dix-huit ans, ont vieilli, grossi, se sont assagis ou pas, boivent plus ou moins, et pour celui qui a passé 18 ans emprisonné.
Quelle est la grande question de ce livre poignant : qu'est-ce que l'enfermement fait de nous, quelle part d'humain nous enlève-t-il ? Une fois qu'on a goûté la violence, nous quitte-t-elle jamais ? Le désespoir, le manque d'amour, l'incapacité à aimer conduisent-ils à la barbarie ? Pourquoi la fascination romantique exercée par le monstrueux meurtrier? Et comme souvent chez Jérôme Leroy, on pleure pour la victime immolée et innocente, la jeune Arabe martyre. Étrangement, la politique ne joue finalement qu'un rôle relativement secondaire dans cette histoire : est-ce parce que pour le héros, la théorie et les concepts ne sont pas déterminants ? Parce que pour lui, avant la prison, c'était l'Action qui comptait, le combat ? Étrangement, la question qu'on se pose après avoir refermé ce roman remarquablement construit est à la fois universelle et personnelle : mais qu'avons-nous fait de nos vies ?...
Jérôme Leroy, Jugan, La table ronde
votre analyse est très pertinente, en effet il s'agit comme toujours chez Leroy d'un roman mêlant politique, poésie et onirisme. Un très grand auteur qui n'a pas peur de ses engagements.
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