4 mai 2018

Anne Bourrel, "Le dernier invité" : le beau mariage...

Nous ne connaîtrons pas le prénom de l'héroïne d'Anne Bourrel avant la fin du roman. Jusque-là, elle sera "la Petite", comme chez Colette. Sauf que cette petite-là a 37 ans, même si elle en fait 10 de moins, avec ses cheveux rouges et ses tatouages... La petite vit avec son compagnon depuis plusieurs années dans une villa confortable du lotissement, à l'orée de ce village du sud, d'où on voit la mer. La Petite aime nager, courir, le soleil, la garrigue, et son compagnon. La Petite déteste l'odeur des bergamotiers que l'Italien, Gianni, a plantés partout sur le terrain qu'il a racheté à la famille de la Petite en même temps que l'ancien domaine... Elle déteste leurs fleurs blanches, envahissantes, leur odeur écœurante.
Pour l'heure, c'est branlebas de combat dans la maison du village où vivent ses parents et son frère, revenu d'Espagne pour l'occasion. La Petite va se marier, céder à l'insistance de son banquier de fiancé. Et c'est sa maman qui coud la robe, comme c'est la coutume. Blanche, brodée de perles, rien n'est trop beau pour ce jour-là. Dans quelques jours, la Petite sera une dame. Ou pas. La tache de café sur la robe immaculée : voilà l'événement du jour. Dans les jours qui suivent, la mère de la Petite lavera, relavera la tache, jusqu'à ce qu'elle disparaisse complètement. Ou pas. La Petite court, court, et dans sa tête, la musique qui n'arrrive pas à masquer ce bruit du papier qu'on déchire. Devant ses yeux, dans sa bouche, autour de sa gorge, ce labyrinthe de fil rouge qui l'enserre et l'étouffe... 
 

 Le grand jour approche, on attend les invités, y compris la famille antillaise du fiancé. Heureusement qu'elle est là, d'ailleurs, car côté famille, en-dehors de ses parents et de son frère Nico, il n'y a plus grand-monde à inviter chez la Petite. Jusqu'au jour où, venu de nulle part, surgit un cousin oublié, César, venu se réfugier au village et travailler au camping pour la saison. On ne l'a pas vu depuis des années, le César. Et la mère de la Petite ne se tient plus de joie : elle lui fait des gâteaux, lui donne des vêtements de son mari. Et l'invite au mariage. Drôle de type, le César. Très malade, le cousin inespéré traîne sa carcasse abîmée sur le vélo pliant du camping, parle peu, ne sourit pas beaucoup non plus, ou alors sournoisement. Mais il sera le dernier invité, c'est décidé...

Anne Bourrel à Mauves en noir (2016)
Le soleil, la garrigue, les cigales, la rivière en contrebas, la place du village: Anne Bourrel a soigneusement choisi le décor de son nouveau roman. Un décor de vacances, qui invite au farniente, à la baignade, à la douceur de vivre. Et page après page, elle installe le malaise, puis la peur, puis la douleur et la compassion. Malaise, peur, douleur: autant de sensations qui ne vont pas bien au teint du paysage de vacances. Est-ce que les tragédies passent inaperçues sous le soleil ? Oui, car de ces tragédies-là, celles dont il est question dans Le dernier invité, on ne parle pas. Ca va passer, c'est de l'histoire ancienne. De l'histoire ancienne que cette chose immonde qui empêche les femmes de grandir, de se déployer, d'aimer, qui les marque à vie de son empreinte répugnante. 

Page après page, Anne Bourrel construit le personnage de la Petite, comme une artiste avec son pinceau, ses brosses ou son couteau. Elle dépose les couches de couleur qui sont autant d'émotions et de sensations, joue avec les transparences et les glacis. Page après page, elle nous emmène d'une main douce mais ferme vers l'histoire, celle qui n'a jamais de fin, celle qui recommence sans cesse. Avec grâce, avec violence aussi, elle nous met face à la terrible histoire, celle que connaissent toutes les femmes violentées, forcées, rendues muettes par tous ceux pour qui "tout ça, c'est de l'histoire ancienne". Le silence qui fait mal, le silence qui tue, celui qui dit que la douleur n'existe pas, et que si elle existe, c'est la faute de celle qui souffre. Anne Bourrel écrit merveilleusement bien, et met son écriture au service de la vie, de la liberté et de la vérité. Merci à elle.

Anne Bourrel, Le dernier invité, La Manufacture de livres

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