J’aime beaucoup Stuart Neville, mais ses derniers romans
m’avaient un brin désorientée. Un peu l’impression que l’homme se cherchait, et
le lecteur aussi, du coup ! Avec Ceux que nous avons abandonnés, aucun
doute n’est permis : tout est là. Le style, l’intrigue, le contexte,
l’émotion, les personnages, le suspense. Et ce quelque chose en plus qui
confère à Stuart Neville toute sa singularité.
Belfast. Ciaran Devine, 19 ans, vient de passer sept ans
dans un centre de détention pour mineurs. Son frère aîné Thomas, lui, est sorti
deux ans auparavant. Ciaran, à l’âge de 12 ans, a été condamné pour le meurtre
de M. Rolston, le père de la famille
d’accueil où il avait été placé. Un
meurtre d’une violence inouïe, à peine croyable venant d’un enfant de 12 ans.
D’ailleurs l’inspectrice Serena Flanagan, qui avait interrogé Ciaran au moment
des faits, n’a jamais vraiment cru à sa culpabilité, malgré les aveux du garçon
qui affirme avoir tué M. Rolston parce qu’il abusait de son frère Thomas. Paula Cunningham, l’agent de probation de
Ciaran, nourrit également quelques doutes. Pour l’heure, Ciaran vient de
recouvrer la liberté, si on peut appeler ainsi l’état de désorientation dans
lequel il se trouve : en sept ans,
le monde a changé. Comment mûrir,
comment évoluer lorsqu’on est enfermé loin de la vie ? Heureusement (ou
pas), son frère Thomas est là qui l’attend. Il lui a même trouvé du travail chez
un paysagiste. Chaque soir, avant 21h, il devra être rentré au foyer qui
l’héberge. Une nouvelle vie ? Pas si facile…
Très vite, on comprend que Ciaran est dans un état de
dépendance totale envers son frère. Il n’a plus que lui, seul Thomas peut lui
réapprendre à vivre dehors. Encore faudrait-il qu’il soit lui-même en état de le
prendre en charge. Rien n’est moins sûr. Page après page, Stuart Neville sème les
graines du soupçon, remonte le temps jusqu’à la petite enfance des deux frères
orphelins, raconte
la cruauté de Thomas qui prend plaisir à écraser sous ses pieds une couvée
d’oisillons, et qui exerce sur son jeune frère une tyrannie faite de violence et de manipulation. Page après page, le doute gagne le lecteur tout comme l’enquêtrice
et l’agent de probation.
La première, Serena Flanagan, vient de reprendre son service
après une longue absence due à un cancer : sa situation la met en position
de fragilité, mais, en parallèle, la rapproche du jeune Ciaran en ce qu’elle
aussi, elle doit se réinsérer dans une vie quotidienne et professionnelle qui
ne lui fait pas de cadeau. Elle sera
d’ailleurs la protagoniste d’une intrigue secondaire aux enjeux
particulièrement cruels. La deuxième,
Paula Cunningham, devra se rapprocher de Ciaran et de Thomas, essayer de
comprendre l’étrange relation qui les unit, s’efforcer d’éviter le pire. Car la
situation va très vite tourner au drame, suite à l’intervention du fils de M.
Rolston, qui n’a jamais pu surmonter l’assassinat de son père et qui supporte
mal la remise en liberté de son meurtrier. Tout est en place, la situation est explosive :
à coup sûr, on s’achemine vers une tragédie.
Co-Down Gate, Newcastle, Irlande du nord |
Stuart Neville, dans ce roman aussi pessimiste qu'empreint d'empathie,
fait encore une fois la preuve de son talent quand il s’agit de donner vie à
des personnages qu’il parvient à caractériser sans descriptions inutiles, à
coups de flash-backs amenés avec fluidité et naturel, de dialogues précis, émouvants, éclairants. Il
construit magistralement la relation d’amour fou, de domination et de
perversité qui unit deux jeunes gens aux destins indissociables, unis par une
enfance brisée. La tension qui progresse
constamment tout au long du roman ne trouvera à se résoudre que dans une fin qui
montre que non, hélas, tout le monde n’a pas droit à une deuxième chance.
On aura
beaucoup de mal à oublier ce chapitre 65, ces pages inouïes où se dénoue enfin
l’histoire des deux garçons, et les images que les mots de Stuart Neville
parviennent à susciter en nous. Cette
fin tumultueuse, où fusionnent les notions de bien et de mal, de bourreau et de victime, d’amour et de haine, aboutissement fatal d’une
histoire qui ne l’est pas moins, fait sans aucun doute partie des morceaux de
bravoure de la littérature noire. Un
grand roman.
Stuart Neville, Ceux que nous avons abandonnés, traduit par
Fabienne Duvigneau, Rivages / Noir
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