A l'est de l'Ukraine, le Donbass est un territoire en perdition, qui pleure son industrie et sa prospérité perdues, une région déchirée entre les séparatistes partisans du ralliement à la Russie et ceux qui veulent rester fidèles à l'Ukraine. Déjà, avec l'annexion de la Crimée par la Russie en 2014, l'Ukraine avait fait l'expérience d'une guerre éclair. Dans le Donbass, la situation est bien différente : appauvrissement, abandon, misère, la guerre - qui, en 6 ans, fera quand même 13 000 morts - assène le coup de grâce à des habitants qui survivent, tant bien que mal. Benoît Vitkine, journaliste au Monde, est un des meilleurs connaisseurs des pays de l'ex-URSS - il a d'ailleurs reçu le Prix Albert Londres 2019. C'est dans l'est de l'Ukraine qu'il a tout naturellement choisi de situer son premier roman. Il remporte haut la main le défi qui consiste à concilier une narration prenante et une maîtrise brillante de son sujet.
Mars 2018. Cette nuit-là, le petit Sacha Zourabov a peur. Dehors, dans le terrain vague, des hommes et des camions sans phares. Qui sont-ils ? Peu importe, Sacha sait qu'il ne faut pas qu'ils le voient. La deuxième fois, la curiosité est la plus forte. Sacha entrouvre sa fenêtre et épie les hommes qui se passent de main en main de mystérieux sacs. Cette nuit-là, des coups de canons retentissent, de plus en plus forts. A sa grand-mère qui lui demande ce qui se passe, le garçon répond : "Ce n'est rien, baboulia, c'est la guerre qui recommence." La guerre, pour les enfants du Donbass, fait partie de la vie quotidienne. Ils continuent à aller à l'école, leur sac trop lourd sur le dos, sans s'inquiéter des bombardements.
House destroyed during the War in Donbass, December, 2014 - Podrobytsi (Details) News Programming Preview at 0:05/0:49 (Creative Commons Attribution) |
Nous sommes à Avdïïvka, ville industrielle à 17 km de Donetsk. La ville et sa région sont passées sous la domination des séparatistes, encouragés par la crise de Crimée. Entre armée ukrainienne et troupes russes, très vite, la zone est entrée en guerre. Henrik Kavadze, ancien combattant d'Afghanistan, est chef de la police, il a emménagé dans le Vieil-Avdïïvka, au grand dam de sa femme qui aurait préféré rester dans leur appartement du centre ville. En choisissant une petite maison à l'ancienne, il pensait créer un potager, jardiner, comme le faisaient ses parents et ses grands-parents. Manque de chance, le front s'est stabilisé aux portes de la vieille ville, justement... Henrik et Anna, depuis la mort de leur fille douze ans auparavant, entretiennent une relation pour le moins distendue. Henrik, 25 ans dans la police, ukrainien de cœur mais totalement désabusé, arrive ce jour-là au commissariat et ça n'est pas ça qui va lui remonter le moral. Pour commencer, il va falloir accompagner un ministre en visite. Et pour couronner le tout, on vient de trouver un cadavre. Un petit garçon de 6 ans, Sacha Zourabov, poignardé, cloué au sol comme un papillon.
L'enquête qui commence s'annonce aussi difficile que sordide: même dans le Donbass, la mort d'un enfant n'a rien d'ordinaire... Au fil de ses interrogatoires, Henrik va nous faire rencontrer des personnages aussi étonnants qu'émouvants, et nous allons l'accompagner dans ses démêlés avec la hiérarchie, l'armée et les puissants dirigeants de la cokerie de la ville, seule entreprise qui offre encore quelques emplois aux habitants de Avdïïvka. Surtout, il va nous présenter des hommes et des femmes à la dérive, dans un paysage de désolation urbaine et un contexte de déréliction et de résignation : les terrils et les puits, témoignages d'une époque pas si lointaine où le Donbass prospère était le premier fournisseur d'énergie de l'URSS tout entière, aujourd'hui en ruines, recouverts de traînées d'herbe, servant de repaires aux combattants des différents fronts. Dans le Donbass, tout est possible : le criminel est-il un fou, est-il impliqué dans un des nombreux traffics qui font vivre la pègre locale, un membre de la famille, un fantôme d'un passé enfoui ?
Pour Henrik Kavadze, l'affaire est d'autant plus importante qu'elle touche un enfant. Le souvenir de sa fille le suit pas à pas, suivi de près par les cauchemars de son passé de combattant. A des soldats rencontrés au cours de son enquête, il dira :
"Je crois qu'on vous oubliera. (...) A Kiev, la guerre a déjà disparu. Quant au reste du monde, il voit un conflit exotique, une lutte entre sauvages de la steppe (...) Dans dix ans, quand vos potes culs-de-jatte feront la manche dans le métro de Kiev, les gens détourneront le regard, puis ils se rappelleront que là-bas, à l'Est, il y a un bout de territoire pour lequel on s'est battu. Pour lequel on se battra peut-être encore."
Henrik, malgré tout, avance, aussi déterminé que désespéré, au beau milieu du chaos. Nous sommes en mai, et un deuxième petit garçon de 7 ans est assassiné. On le retrouve accroché à un poteau électrique. C'est au cours d'une visite au cimetière, sur la tombe de sa fille, que Henrik comprend...
Benoît Vitkine, tout autant qu'un journaliste, est un romancier né. Avec Donbass, il met son savoir faire et son expérience de journaliste au service d'un récit délié, riche, bien structuré, avec des personnages aussi attachants que solidement construits. En même temps, il nous dévoile une réalité contemporaine qu'il sait mettre en perspective politique et historique, et du même coup nous rend un peu moins ignorants. Merci à lui.
Benoît Vitkine, Donbass, Equinox Les Arènes
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