On connaît Eva Dolan depuis Les chemins de la haine (voir chronique ici), lauréat du Prix des lectrices de Elle, et Haine pour haine (voir chronique ici), deux romans situés dans la ville de Peterborough, non loin de Cambridge, centrés autour du thème des migrants et d'un couple d'enquêteurs. Avec Les oubliés de Londres, comme le titre l'indique, direction la capitale. Une capitale que ceux qui la connaissent depuis longtemps ont vu se métamorphoser ces trente dernières années sous les coups de boutoir conjugués de la finance toute-puissante et de la gentifrication galopante. Nous sommes donc à Londres, au bord de la Tamise, près du pont de Vauxhall.
Deux femmes : la jeune Hella, activiste qui a le vent en poupe, et puis son amie Molly, la soixantaine bien sonnée, militante de toujours, qui habite un appartement dans un immeuble au bord de la Tamise, convoité par les promoteurs et voué à la démolition. Dans le bâtiment, seuls ont résisté une poignée de locataires. Les autres ont accepté leur dédommagement et sont partis, loin de Londres, forcément. En face, une tour toute neuve vient de sortir de terre, avec ses balcons et ses appartements de grand luxe. Bientôt, une deuxième naîtra. Combien de temps Molly résistera-t-elle, seule dans cet appartement à l'abandon ? Ce soir, c'est la fête au dernier étage : Hella y reçoit une centaine d'amis et de journalistes pour fêter la sortie prochaine de son livre sur les oubliés de Londres, financé par une campagne de crowdfunding. Mais pour l'instant, elle a d'autres chats à fouetter : à ses pieds, le cadavre d'un homme. Et à la porte, Molly. "C'était un accident", balbutie Hella.
Cet événement-là va donner le glas d'une étrange amitié. Qui est cet homme ? Pourquoi s'en est-il pris à Hella ? Et surtout, surtout, que faire du corps ? Hella est une drôle de personne: fille de flic, elle a fait un passage éclair à l'école de police avant de s'engager dans toutes les luttes qui passaient à la portée de sa main. Environnement, sans abris, protection animale, gentrification de Londres : rien de tout ce qui anime les rebelles anglais ne lui est étranger. Elle s'engage, manifeste, donne de sa personne, participe à des opérations illégales, combat contre des opérations immobilières délirantes, est blessée par un flic : jeune, jolie et courageuse, elle devient vite l'héroïne du moment. On la reconnaît dans la rue, la presse la sollicite, les hommes politiques, agacés, sont bien obligés de s'intéresser à elle. Molly, de son côté, a été de tous les combats depuis son plus jeune âge. Seule, sans famille proche, elle est ravie d'avoir pour amie une jeune femme aussi énergique, et nourrit pour elle une tendresse quasiment maternelle. Et quand elle la trouve avec un cadavre à ses pieds, elle n'hésite pas à l'aider à s'en débarrasser, défiant ainsi toute rationalité. L'homme sera balancé dans la cage de l'ascenseur, bloqué depuis longtemps...
Le pont de Vauxhall - Image par Ana Gic de Pixabay |
Oui, décidément, Hella est une drôle de fille. Bientôt, Molly découvre de petits mensonges inexplicables, des incohérences, des silences. L'inquiétude monte : en bas, dans la cage de l'ascenseur, le corps est toujours là. Molly a pris pour Hella plus de risques qu'elle n'en a jamais pris dans toute sa vie de combats... Pourquoi ? Hella est-elle vraiment à la hauteur d'un dévouement aussi radical ? Le doute qui s'installe est plus douloureux que le simple sentiment d'avoir été trompée : c'est une véritable trahison filiale. Son combat personnel pour la sauvegarde de l'immeuble lui apparaît soudain pour ce qu'il est : une cause perdue. Même chose pour toutes les luttes qu'elle mène avec ses amis de toujours : elles se heurtent à l'avancée inexorable d'un libéralisme sauvage qui n'a que faire de ceux qui n'ont plus d'abri, plus d'emploi, plus de vie. Pendant ce temps, la deuxième tour continue à monter, monter. Et on ne sait toujours pas qui est le cadavre de l'ascenseur.
Dans Les oubliés de Londres, Eva Dolan réussit un beau coup double : raconter le lent et déchirant délitement d'un attachement mis en péril par les zones d'ombre de la vie d'une jeune femme très particulière, et décrire par le menu le sort des Londoniens qui n'ont pas la chance de s'inscrire dans la logique financière de cette ville qui vomit loin d'elle, sans pitié, tous ceux qui ne cadrent pas avec le nouveau monde. Le parcours et la personnalité de Hella, eux aussi, font l'objet d'une analyse fine et clairvoyante : Eva Dolan fait monter, tout en douceur, l'émotion et le suspens, et nous laisse animés de colère et de compassion face à la double trahison que subit Molly, femme blessée, vaincue à la fois par la déception personnelle et la prise de conscience de l'échec de ses engagements. Un double portrait de femmes, accompagné d'un constat désespérant : décidément, Les oubliés de Londres est un vrai beau roman noir et Eva Dolan une valeur sûre...
Eva Dolan, Les oubliés de Londres, traduit par Lise Garond, Liana Levi
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