Le sujet du livre - comment un jeune homme se retrouve embarqué dans un groupuscule d'extrême-droite - a certes déjà été abordé en littérature. Ici, on est précisément confronté au cas très contemporain d'un garçon issu d'un milieu ouvrier, doté d'un père militant de gauche. Le père de Fus - c'est le surnom du héros - est cheminot, syndicaliste militant dans un mouvement en perdition, témoin impuissant de la désindustrialisation de la Lorraine, sa région. Il élève seul Fus et son jeune frère, Gillou : la mère a été emportée par un cancer... Comment être un bon père quand il faut découcher pour le travail et demander au voisin de jeter un œil sur les gamins ? Comment se remettre de la mort de celle - la "moman" - qui, elle, savait s'occuper des deux garçons ? Comment lever le nez du guidon pour voir plus loin, pour regarder autour de soi ? Impossible... Le père, le narrateur, fait ce qu'il peut. Mais il sait bien que Fus, contrairement à ce qu'aurait voulu sa mère, n'étudiera pas le latin, ne sera pas ingénieur à la SNCF. Le truc de Fus, c'est le football.
Gillou, lui, est brillant, prometteur, gentil. Le père et ses fils accompagnent la "moman" pendant trois ans : hôpital, chimio, rayons. Et puis la fin... Le père fait ce qu'il peut, emmène les gamins en vacances, en escapade camping au Luxembourg : les trois passent quelques bons moments ensemble, s'efforcent d'oublier qu'il manque quelqu'un. Les garçons grandissent, bientôt Fus part en vacances avec ses copains. C'est normal, c'est de son âge. Le père n'aime pas bien ses nouveaux amis, mais que peut-il faire ? Fus change, insensiblement. Il grandit, c'est normal. Tout est normal... Il part avec ses amis faire des week-ends genre commando, en pleine campagne. Il s'épanouit, il est heureux. Son groupe de potes n'est sûrement pas si mauvais que ça, même si les commentaires qui émaillent leur page Facebook font peur... Fus entre à l'IUT, et on n'y fabrique pas des ingénieurs. Pendant ce temps-là, Gillou continue son bonhomme de chemin. C'est à Paris qu'il va poursuivre ses brillantes études, c'est là-bas qu'il va falloir lui trouver une chambre. Bientôt, Fus se retrouve seul avec son père, un père enfermé dans sa solitude, qui ne voit pas - ou ne veut pas voir - ce qui arrive, qui n'entrevoit pas la tragédie en embuscade ni ne perçoit la barrière qui, lentement, inexorablement, s'est dressée entre lui et son fils aîné. Et qui, pire encore peut-être, éloigne Fus de son petit frère.
Qu'est-ce qui fait de Ce qu'il faut de nuit un grand roman, d'ores et déjà célébré par tous ceux qui l'ont lu ? L'histoire bouleversante de ce père et de ses fils ? La description lucide et poignante du contexte économique et social qui plombe la vie des Lorrains ? L'authenticité des émotions que ce roman éveille en nous ? Sa capacité à trouver les mots justes pour évoquer la douceur de l'enfance et la fragilité du lien qui unit un père à ses fils ? La description impitoyable de la rupture qui s'opère entre Fus et son père, insensiblement ? Un peu de tout cela sans doute, servi par une construction et un style remarquables : Laurent Petitmangin aime la langue, et il s'en sert de façon pudique, juste, précise. Sans jamais céder à la facilité de la familiarité, il utilise le vocabulaire du milieu dont il parle avec tendresse, humour et réalisme. Sans sensiblerie, il travaille ses strates narratives - l'histoire personnelle, l'effondrement d'une famille, celui d'une classe sociale sacrifiée - sans jamais céder au simplisme et au jugement à l'emporte-pièce. Et curieusement, le recul, la pudeur dont il fait preuve jusque dans la violence est sans doute la clé vers l'émotion, celle qui nous laisse le cœur serré une fois tournée la dernière page d'un roman qu'on n'oubliera pas.
Laurent Petitmangin, Ce qu'il faut de nuit - La Manufacture de livres
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire