Drôle de texte que ce roman, résultat des confidences anonymes d'un gangster russe recueillies par Albert Likhanov, journaliste, scénariste et écrivain prolifique, auteur de plusieurs romans traduits en français. L'homme est également engagé dans la cause des orphelins et la défense des droits de l'enfant, ce qui explique sans doute son intérêt pour l'histoire qu'il nous raconte : celle d'un orphelin de père et de mère devenu gangster grâce à une rencontre de hasard. Le jeune héros du roman s'appelle Koliek, mais tout le monde l'appelle Koltcha, vu qu'à l'internat, "il y avait trente Koliek sur les deux cent cinquante âmes vivant sur place." On l'appelle aussi La Hache, à cause de son nom de famille : Hachorov. On l'a compris: Koltcha est orphelin et vit avec ses pareils dans un internat d'état, dans une ville de taille moyenne. En ce début des années 90, la pauvreté fait des ravages, et de nombreux gamins sont abandonnés par une mère seule, accablée par la misère, l'alcool et les expédients qui permettent à une femme seule de survivre. De temps en temps, les "p'tites mères" viennent rendre visite à leur progéniture, et se donnent du courage en s'envoyant un petit verre. Souvent aussi, elles s'en abstiennent. Koltcha, lui, n'a jamais aucune visite, ignore tout de ses origines et, en apparence, s'en fiche royalement. Il vit à l'internat depuis l'âge de trois ans...
Parmi tous ces gamins abîmés, brisés, disloqués, il est le seul à faire preuve d'un calme impressionnant. Ce qui ne l'empêche pas d'être entouré de camarades qu'il aime bien, comme le jeune Makarov qui pisse encore au lit, Gochman et Gnedom. Les adultes de l'internat font ce qu'ils peuvent : la mégère grise Zoïa Pavlova, qui veille sur les garçons pendant la nuit, la brave rombière Dacha, cuisinière de son état, et le maître des lieux, le directeur Georgi Ivanovitch. Chacun grandit à la va comme je te pousse, chacun s'amuse comme il peut - l'un des jeux préférés des pensionnaires consiste à faire fumer les grenouilles : "on cherchait une grenouille, de préférence la plus grosse possible, on allumait une cigarette, et on la lui collait au bec. Celle-ci gonflait instantanément, et si on enlevait la cigarette elle expulsait un nuage de fumée." Bref, "Kolia Hachorov poussa avec tous les autres de l'internat comme l'herbe dans les champs."
Kolia est intelligent : plutôt que d'attendre que l'internat le pousse dehors - autant dire dans le vide - à la fin de ses études, il préfère tenter sa chance dans une voie professionnelle. Dès l'âge de 15 ans, il se prépare à intégrer un institut où il pourra apprendre la mécanique auto : "Il lui fallait quitter l'enfance le plus vite possible, sortir de l'internat, oublier qu'il était orphelin." Bientôt, Kolia intègre son institut professionnel, tout en continuant à dormir à l'internat. Il entraîne avec lui ses meilleurs amis, et ils passent leurs soirées à chanter ensemble des chansons traditionnelles. Un soir d'été, trois hommes en vestes de cuir abordent les gamins. L'un d'entre eux, un blond plus raffiné que ses acolytes, s'intéresse à Kolia. La vodka circule, on trinque à l'"orphelin complet", et le blond prédit à Kolia un changement de destin. Il tiendra parole, et Likhanov va nous raconter l'évolution de Kolia, sous la houlette du blond Valentin, et sa découverte de la pègre locale et de ses pratiques - qui, finalement, ressemblent singulièrement aux habitudes des gangsters de tous les pays : "protection", racket, etc. Des pratiques qui profitent, bien sûr, de la situation économique d'un pays où corruption, enrichissements douteux et autres magouilles croissent et embellissent, avec leur corollaire de violences.
Likhanov ne se prive pas de donner libre cours à un style contrasté, passant, pour notre plus grand plaisir, de la narration réaliste émaillée d'humour noir à des envolées poético-lyriques savoureuses, notamment dans les passages où les chansons prennent le dessus. L'histoire de Koltcha, de sa naissance mystérieuse à son destin d'homme de main, fait curieusement penser aux films anglais des années 60 signés Karel Reisz ou Tony Richardson. Sans doute parce qu'Albert Likhanov mène de front la barque du réalisme sans concession et celle de l'empathie avec son héros, plus fragile qu'il y paraît, catapulté en plein milieu d'une jungle où il va bien falloir apprendre à vivre...
Albert Likhanov, Naître personne - Initiation d'un gangster russe - traduit du russe par Thierry Marignac - La Manufacture de livres
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