On ne s'étonnera guère que Thierry Marignac ait choisi un bateau comme cadre de son nouveau roman : depuis A quai jusqu'à Cargo Sobre, où l'auteur traversait l'Atlantique à bord d'un porte-conteneur, l'homme nous a démontré que l'univers flottant est propice à des décalages et à des dérives tout à fait romanesques. Le lecteur assidu retrouvera avec plaisir une vieille connaissance, Thomas Dessaignes, interprète et traducteur, dont on suit la vie aventureuse depuis Renegade Boxing Club et Milieu hostile. Chassez le naturel, il revient au galop : Dessaignes ne peut pas s'empêcher de fourrer son nez là où il ne faut pas. C'est ainsi qu'il est devenu informateur pour l'Opérateur, et qu'il met à profit sa présence à Bruxelles pour tendre l'oreille et débusquer des informations susceptibles de satisfaire son exigeant client, contre rémunération bien entendu. En cette fin de mois d'août, c'est à Anvers qu'il est accueilli, au débarquement d'un bateau de ligne transformé en navire de croisière. On l'attend, ou plutôt "ils ne m'attendaient pas spécialement moi, avec ma culture encyclopédique, mes bonnes manières terriblement régence et mon découvert endémique à la banque. Ils attendaient ma fonction professionnelle." Il pleut, il fait chaud, Dessaignes est accueilli par un jeune flic athlétique. Il s'agit de servir d'interprète pour l'interrogatoire d'un ressortissant parlant tchétchène et russe. Et qui n'est pas totalement inconnu de notre héros, puisqu'il l'a déjà croisé au bureau d'Etat-Civil de la mairie de Bruxelles. Pour l'heure, on a trouvé sur lui 500 grammes d'opium brut... Et on ne tarde pas à découvrir que son voyage est commandité par Omega 8, une société d'ingéniérie financière. Étrange... L'interrogatoire commence, et sent le vécu : l'auteur a une certaine expérience de la fonction d'interprète dans un cadre comparable.
Mais au fait, que fabrique Dessaignes sur ce bateau, l'Imperial Luxury ? Croisiériste, notre héros ? Rotterdam, San Sebastian, Portsmouth, Anvers, et retour à Rotterdam : le bateau accueille plusieurs réunions, et en particulier le séminaire Derjavine, hommage à l'homme d'État et poète russe du XVIIIe siècle, où officie Dessaignes, invité en tant qu'interprète mais surtout traducteur du poète. A bord également, une réunion de "team building" d'Omega 8. Dès le premier jour de la croisière, l'attention de notre héros pourtant désabusé est attirée par une jeune femme au léger accent slave, qui le surprend en citant une poétesse russe célèbre et bien connue de Thomas Dessaignes."Yeux d'ardoise luisants de pluie"... Le lecteur comprend très vite que la fascinante journaliste Svetlana Volova va bientôt devenir l'objet de toutes les attentions de notre héros, qui ne se départit pas pour autant d'une salutaire méfiance. Qui est réellement cette femme, aventurière lettrée ? Entre ces deux-là va s'installer une relation faite de pièges tendus et déjoués, de circonvolutions, de pas de tango plus ou moins audacieux.
Comme dans son précédent roman L'Icône, Thierry Marignac nous offre une histoire à double détente: la sombre affaire Omega 8, mâtinée de trafic de drogue et de secret industriel, et le chassé-croisé amoureux entre Thomas Dessaignes et Svetlana Volova. Mais là où L'Icône évoquait l'histoire du XXe siècle, avec une histoire d'amour perdu à l'image des mutations et des effondrements politiques et idéologiques, Terminal Croisière est un moment. Signe des temps ? L'histoire d'Omega 8 s'inscrit dans un monde moderne, froid, globalisé, où le business fraternise sans complexe avec le banditisme. Une histoire dont Thomas Dessaignes est le témoin à son corps défendant. La relation entre Dessaignes et Svetlana est, elle aussi, un signe des temps : forcément éphémère, fatalement sans lendemain, elle est un moment de grâce, ou plutôt une respiration effrénée où chacun se perd pour un temps, avant de retourner l'un et l'autre à leurs affaires qui, l'espace d'une croisière, les auront réunis. Terminal croisière, roman d'un instant, d'une traversée, se termine juste avant ce que l'auteur appelle la Grande Peste "qui claquemurait chacun chez soi sans issue, effaçant irrémédiablement tout ce qui avait précédé." Un roman gris, comme les yeux de Svetlana, comme son pull en cachemire, comme le ciel de pluie, comme le costume des eurocrates... Tant de gris. Le gris serait-il une couleur ? Oui, une couleur multiple, changeante, aux nuances et aux reflets infinis, à l'éclat tour à tour tranchant et sensuel. Si le gris est tout cela, alors Terminal Croisière est à son image.
Thierry Marignac, Terminal croisière, Auda Isarn éditions
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