14 septembre 2022

Jurica Pavičić, La femme du deuxième étage : pur roman noir, tragédie féministe


On attendait avec impatience le deuxième roman traduit en français du romancier croate Jurica Pavičić, auteur de L'eau rouge, (voir la chronique ici) paru en 2021 chez Agullo et récompensé par de multiples prix, en particulier le prix Le Point du meilleur polar européen et, tout récemment, le trophée Michèle Witta du meilleur roman non francophone décerné par 813. Dès aujourd'hui, vous pouvez trouver chez votre libraire préféré La Femme du deuxième étage, traduit par Olivier Lannuzel et, assurément, vous ne serez pas déçu. Surpris peut-être, ce qui est toujours une bonne chose : quand un auteur du calibre de Jurica Pavičić investit le genre qui lui est cher - le roman noir - il y a fort à parier que le résultat sera une réussite. La Femme du deuxième étage est donc un roman noir, qui se concentre sur le destin d'une femme croate, Bruna.  Paru en Croatie en 2015, il a été écrit deux ans avant L'Eau rouge


C'est à la prison de Požega que nous faisons la connaissance de Bruna, 37 ans. Cela fait onze ans qu'elle y purge une peine pour meurtre aggravé. Dans un mois et cinq jours, elle pourra sortir - libération conditionnelle. "Quand elle (en) sortira, elle en aura trente-huit. L'âge où débute la crise du milieu de la vie, où les hommes s'achètent des coupés rouges et les femmes se ruent sur le yoga et le pilates", remarque l'auteur au regard impitoyable.  Pour l'heure, elle est cuisinière à la prison, épluche des pommes de terre pour les frites du soir, se lève tôt, se lave à l'eau froide, peine à reconnaître dans son reflet la jolie fille qu'elle était quand elle est arrivée.  Justement, comment en est-elle arrivée là ? C'est tout le propos de La Femme du deuxième étage que de nous raconter le chemin qui, inexorablement, a amené Bruna là où elle se trouve.

Au commencement, une fête d'anniversaire, une rencontre, une histoire d'amour. Rien que de très banal pour une jolie fille de 23 ans. Nous sommes à Split, en 2006, et Bruna vient d'accepter une invitation. Elle va laisser sa mère, avec qui elle vit, à la maison, pour accompagner son amie Suzana chez Zorana qui fête son anniversaire. Ce soir-là, Frane est là, un grand brun qui porte une lotion aux odeurs de pin. Le DJ nourrit une obsession pour la chanson Killing Me Softly, qu'il passe en boucle : c'est donc sur cette chanson-là que Bruna et Frane vont faire connaissance, puis se rapprocher et, enfin, se donner rendez-vous. 

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La suite de l'histoire ? Bruna, chaque jour, attend l'appel de Frane à son travail au cabinet comptable. Chaque soir, elle le retrouve et passe la soirée avec lui. Jurica Pavičić, minutieusement, nous raconte la progression de la relation, désespérément classique, les deux vies qui progressivement, s'enroulent l'une autour de l'autre, la sensualité, la présentation à la famille, la progression inexorable vers le mariage. 

Puis il donne la parole à Bruna qui, dans sa prison, essaie de retrouver le moment où elle aurait dû être plus vigilante, où il était encore temps. La mère de Frane, Anka Šarić , est une caricature de mère : grande, large, insidieusement dominatrice. Frane vit avec elle dans une maison à deux étages.  Frane commence à s'absenter pour son travail : il est marin, son métier l'amène à voyager longtemps, partout. En son absence, Bruna rend visite à Anka, prend de ses nouvelles. A son retour, Frane veut se marier. Ils vivront tous les deux au deuxième étage de la maison familiale. Le piège se referme. Bruna le sait-elle, le pressent-elle ? 

Nous sommes dans un roman noir, c'est vrai. Mais il serait vain d'imaginer une intrigue de thriller où la malheureuse Bruna serait victime d'un complot familial visant à en faire une prisonnière. C'est beaucoup plus terrible que cela, et l'auteur sait à la perfection mettre en place la lente progression du poison qui va aboutir au meurtre aggravé, puis à la prison. Jour après jour, la vie de Bruna est grignotée par une belle-mère qui sait tout mieux qu'elle. Le moindre détail est prétexte à domination : utiliser un lave-vaisselle, à quoi bon, ça ne marche pas bien, ça laisse des traces, tout le monde sait ça... Et Bruna se retrouve à récurer ses plats à la main. D'innombrables détails qui dépouillent Bruna de toute liberté, de tout libre-arbitre, tout en l'accablant de culpabilité. Car Anka ne lui veut pas de mal, non, elle est gentille. C'est la mère de Frane. Anka fait une attaque, la voilà en fauteuil roulant. Pour Frane, pas question de l'expédier dans une maison de retraite. Sa sœur ne pourra pas s'en occuper. Heureusement, Bruna est là...

L'auteur alterne les temps du récit : l'histoire de Bruna en temps réel, l'histoire de Bruna examinée par son héroïne en prison, où elle s'efforce de comprendre tout en se pliant aux rites quotidiens de sa vie incarcérée, ponctuée de visites de plus en plus rares - sa mère, son amie Suzana. La mort d'Anka, une nuit de septembre. L'enquête, l'arrestation, l'emprisonnement. Un récit plaqué à la réalité, détaillé, une véritable observation de scientifique : le lent processus d'asservissement d'une jeune femme, l'analyse de sentiments dont on ne sait plus très bien s'ils ont existé ou bien s'ils se sont contentés de survenir parce que c'était l'ordre des choses, puis le dérèglement lent, sans pitié, qui aboutit à l'emprisonnement réel, celui de la prison, qui succède à l'enfermement conjugal et familial et à une vie peu à peu dépouillée de tout libre-arbitre. La Femme du deuxième étage est un déchirant portrait de femme, de Bruna qu'on a peine à considérer pour ce qu'elle est pourtant, une meurtrière. Une femme victime d'une société oppressante, d'un carcan familial insupportable, une femme seule à la vie brisée dans un pays aussi fracassé qu'elle, un pays qui a subi l'oppression, la guerre, puis la fascination pour l'Occident et ses tentations, une ville où les marinas-eldorados tombent en ruines. 

La Femme du deuxième étage est un roman en perpétuelle tension, un texte qui nous attire sans cesse vers nos limites, qui défie les notions de bien et de mal et nous persuade de nous attarder sur les zones apparemment grises de nos existences, là où résident les clés des mystères humains. Au diable la retenue : ce roman  n'est pas une réussite; c'est une pure merveille.

Jurica Pavičić, La Femme du deuxième étage, traduit par Olivier Lannuzel, Agullo éditions


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