15 septembre 2022

Jurica Pavičić, l'interview en roue libre



Le nouveau roman de Jurica Pavičić, La femme du deuxième étage, vient de paraître (voir la chronique ici ). On lui souhaite ardemment le même sort qu'au premier, L'Eau rouge : un succès public et critique, et une pluie de récompenses. Le moins qu'on puisse dire, c'est que ce nouveau roman, écrit deux ans avant L'Eau rouge, suscite des interrogations. Jurica Pavičić a bien voulu prendre le temps de répondre à mes questions, merci infiniment à lui et à son éditeur.

Dans une interview, vous disiez que la publication en France de L'Eau rouge avait constitué une étape importante vers une reconnaissance internationale. De plus, ce roman a obtenu les prix les plus prestigieux dans le domaine du roman noir. Quelles difficultés avez-vous donc rencontrées pour attirer l'intérêt de l'édition internationale avant cette publication ?

En Croatie, je suis un auteur relativement connu, je pourrais même dire célèbre. Je suis également populaire en tant que journaliste, et mon travail dans la presse est probablement plus connu que mon travail littéraire. J'ai donc une certaine réputation, beaucoup de lecteurs, certains films et plusieurs séries télé ont été tirés de mes romans. En revanche, ce n'était pas le cas à l'étranger. J'ai été traduit en italien et en allemand, mais ces publications n'avaient pas attiré beaucoup d'attention de la part du public et des médias. Aujourd'hui, les choses changent grâce à mon succès en France. Par exemple, La Femme du deuxième étage a été traduit en allemand et publié avant L'Eau rouge. Il est passé totalement inaperçu, et n'a obtenu qu'une critique, négative en plus ! Maintenant, après le succès français de L'Eau rouge, mon éditeur a ressorti le livre et obtenu beaucoup plus d'attention et davantage de critiques. 

Pourquoi ? J'ai l'intuition qu'il existe une sorte d'idée coloniale sur le type d'écriture qu'on peut attendre des auteurs des Balkans, et un préjugé sur le type de cultures qui sont supposées produire des romans policiers et des romans noirs. La fiction de genre – si on suit cette logique – serait donc pour les Anglo-saxons et les Scandinaves, alors que les auteurs des Balkans seraient supposés écrire des histoires d'exil ou des sagas familiales liées à la guerre et aux tumultes de l'histoire. D'ailleurs, cette logique s'applique dans d'autres domaines de la consommation : si vous voulez une poterie, vous achèterez une poterie autochtone, mais si vous voulez une voiture, vous achèterez un véhicule allemand. Moi, si j'étais un „autochtone“, j'aurais envie de vous vendre une voiture, pas une poterie ! C'est ma contribution à la  lutte contre la colonisation culturelle... 

La femme du deuxième étage a été écrit deux ans avant L'Eau rouge. Comment décririez-vous l'évolution de votre écriture entre ces deux romans ?  

Je ne pense pas qu'il y ait une évolution, simplement j'ai essayé quelque chose de différent. La Femme du deuxième étage est, si je puis dire, plus proche de ce que j'écris habituellement. J'écris plutôt des romans riches en éléments de suspense, j'y suis des personnages qui sont piégés et doivent faire des choix, éventuellement agir de façon moralement discutable ou sujette à controverse. C'est typique de certains de mes premiers romans, comme Le petit chaperon rouge, qui a paru en 2006 ou Minute 88, sorti en 2002, qui se déroule dans le milieu du football. Avec L'Eau rouge, j'ai voulu élargir mon propos et fusionner le mystère du roman policier avec une chronique sociale plus large.  Cette histoire-là nécessitait un travail sur un laps de temps beaucoup plus long, que j'ai utilisé pour décrire l'histoire de ma région sur 35 ans. A la base, c'est le genre de texte qu'on aime en Europe de l'Est : ces lecteurs considèrent qu'un homme adulte doit écrire un très gros livre qui explique l'histoire collective. Avec mon éditeur croate, nous avons conclu, en plaisantant, que j'avais fait exactement ce genre de littérature, de la „vraie“ littérature, en quelque sorte. Ironie du sort, ce livre est devenu mon plus grand succès, même en Croatie. Mais si vous insistez, je vais vous confier que La Femme du deuxième étage est plus proche de ce que j'aime en littérature. Pour moi, ce livre est sans doute meilleur. 

L'Eau rouge avait un contexte très fort en termes politiques et historiques, vous y couvriez, comme vous le disiez, 35 ans d'histoire de la Croatie. La Femme du deuxième étage se concentre sur un personnage féminin extrêmement fort, et le contexte y est évoqué par la description des rues, des bâtiments et des situations. Le personnage de Bruna est-il inspiré par une personne réelle ?

Un cas d'empoisonnement de belle-mère a un peu défrayé la chronique à l'époque, mais les circonstances étaient différentes : l'empoisonnement était immédiat, et pas progressif, la famille vivait dans un village, le fils n'était pas marin. Cette histoire constitue donc un vague motif, plutôt distant. Le thème de la relation belle-mère / belle-fille est typique des sociétés méditerranéennes. Dans presque toutes les familles, on retrouvera deux femmes qui se battent pour leur prince bien-aimé, donc cet aspect de l'histoire de Bruna est fondé sur des dizaines de femmes que je connais... 

La destinée de Bruna est l'histoire très complexe d'une jeune femme qui se laisse piéger, très progressivement, dans une situation terrible. Diriez-vous que votre roman a un côté féministe ? 

Oui, je pense que ce livre est féministe, comme beaucoup de mes romans et de mes autres textes. Avec le temps, je me suis aperçu que dans mes livres, les femmes étaient toujours le principe actif, et que les hommes y agissaient de façon hésitante et passive. Cette réticence fait partie du problème. Ce n'est pas conscient, je n'ai pas décidé délibérément d'adopter cette approche. Je ne l'ai remarqué qu'avec le recul, une fois que j'ai pu prendre une distance analytique par rapport à mes livres précédents. 

Bruna est jeune, sa belle-mère est une vieille dame. Le fossé entre les générations fait-il partie des sujets que vous souhaitiez aborder ? 

Non, je ne pense pas que cet aspect soit déterminant. Ce qui l'est, c'est la position de la mère dans un matriarcat méditerranéen où la mère – comme le dit un proverbe dalmate – „tient dans ses mains trois coins de la maison“. Je me suis aussi intéressé à un autre aspect typiquement méditerranéen : le fait d'avoir plusieurs générations vivant sous le même toit. D'une certaine façon, le livre a démarré avec l'idée de la maison. Une maison où une génération construit deux ou trois étages pour chacun des enfants, définissant ainsi leur destinée et leur lieu de vie. Ce concept de la famille est très puissant et souvent très toxique. 

Il existe également un fossé entre une génération qui a vécu sous influence communiste et une génération plus jeune qui vit très différemment. Votre roman parle-t-il aussi de la façon dont la société croate vit ces ruptures ? 

En Croatie, comme dans le reste de la Yougoslavie, nous n'avons pas subi l'influence russe. La Yougoslavie communiste s'est séparée du bloc soviétique après la rupture Tito / Staline en 1948, et l'URSS est devenue l'ennemi. La Yougoslavie était un état communiste à parti unique, mais culturellement le pays était très intégré à l'occident : nous avions des passeports, des films et de la musique occidentaux, du Coca Cola, des cartes de crédit, et nous étions très influencés par l'impact des touristes occidentaux dès les années 60. De plus, le communisme soutenait l'égalité des femmes, même s'il n'a pas pleinement réussi dans ce domaine. Mais tout cela n'allait pas sans effets contraires. Si vous apparteniez à une famille catholique ou conservatrice, vous rejetiez le communisme, ce qui signifie que vous rejetiez certains aspects de la modernité qui allaient avec le communisme, comme le travail et le salaire des femmes, le fait que les femmes sortent. Ce n'est donc pas très surprenant qu'on ait assisté, avec la chute du communisme et l'arrivée des années 90,  à une certaine renaissance des idées néo-conservatrices anti-féministes – sans beaucoup de succès d'ailleurs. Il faut noter aussi que la mère de Bruna était l'épouse d'un homme qui travaillait à l'étranger (en Allemagne). En Croatie, ce type de population était souvent très anti-communiste : c'est pourquoi il n'y avait rien de communiste chez la mère de Bruna. Bruna elle-même est une enfant de la seconde génération de la modernisation et de l'urbanisation communistes. 

Dans  La Femme du deuxième étage, vous suscitez chez votre lecteur un fort sentiment de sympathie  envers une héroïne qui est aussi une meurtrière... Pour vous, est-ce une façon de mettre en évidence l'incertitude de la condition humaine et la fragilité de ce qu'on appelle la „morale“? 

C'est une chose que je retrouve chez des auteurs que j'aime beaucoup. Prenez Patricia Highsmith : elle vous incite à vous identifier avec les choix moraux discutables de ses personnages ; Le Carré,écrit sur des gens qui prennent part à une guerre qu'ils trouvent juste, et qui se rendent compte en cours de route que la guerre, inévitablement, amène à des actes d'injustice. Je veux que mon lecteur s'identifie avec quelqu'un qui a commis une faute, et qu'il se demande s'il aurait fait la même chose à sa place. 

Dans le dernier chapitre, vous évoquez l'église inachevée qui domine le village où Bruna s'est réfugiée, un lieu peuplé de maisons pas terminées, d'oliviers à l'abandon, de marinas désertées, d'anciens camps de vacances communistes en ruines... Montrant ainsi la vanité des ambitions humaines. Ce lieu est-il un symbole fort du destin de la Croatie, abîmée par la guerre, le tourisme et les illusions ? 

Cette église existe. Elle se trouve à Drvenik Veli, une toute petite île proche de Split où il n'y a que 160 habitants. Dans un de mes textes, j'ai utilisé cette église comme une métaphore de ce qu'est l'Adriatique orientale et la Méditerranée dans son ensemble. Le réalisateur palestinien Elia Suleiman a dit un jour que „la Méditerranée, c'est des maisons pas terminées et des entreprises pas terminées.“ Dans ma région, chaque génération démarre un cycle de développement qui se termine en ruines. 

Au XIXe siècle, la Dalmatie était une région viticole à 100%, jusqu'à ce que le phylloxera détruise tous les vignobles à la fin du XIXe, laissant derrière lui toutes ces terrasses de pierre qu'on voit partout dans la région de l'Adriatique. Une génération entière a dû repartir de zéro, beaucoup ont dû s'exiler en Californie, au Chili, en Nouvelle Zélande. Puis est arrivée l'industrialisation communiste qui a créé des emplois, attiré les paysans vers les villes en expansion, créé un „welfare“ sans précédent dans l'histoire – mais cette industrie s'est effondrée complètement dans les années 1990, laissant derrière elle, une fois de plus, des décombres, de la rouille et des ruines. Une autre génération s'est exilée au Canada ou en Irlande. 

Et maintenant nous avons une nouvelle „terre promise“  - le tourisme – et je peux très bien imaginer que dans 30 ou 40 ans le tourisme s'effondrera à son tour, à cause du sur-développement ou du changement climatique. Alors oui, cette église est une métaphore du progrès et de la richesse qui ne sont jamais transmis d'une génération à l'autre, des espoirs et des aspirations qui ne sont jamais satisfaits. Et ce n'est pas exclusif à la Croatie. Ce phénomène, je le vois partout en Europe du sud : en Grèce, dans le sud de l'Italie, dans les Balkans ... 

Jurica Pavičić, La Femme du deuxième étage, traduit par Olivier Lannuzel, Agullo éditions


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