26 octobre 2022

Renaud S. Lyautey, "La Baignoire de Staline" : crimes et châtiments à Tbilissi


Renaud S. Lyautey,
diplomate, avait déjà publié en 2018 un roman écrit durant l'exercice de son mandat d'ambassadeur en Géorgie, Les Saisons inversées, qui se situait en Iran, où l'auteur avait également exercé. La Baignoire de Staline est hélas son second et dernier roman, puisque Renaud S. Lyautey est décédé prématurément quelques mois avant sa sortie, à l'âge de 55 ans. Et ce n'est pas "spoiler" que de dire qu'on regrette, égoïstement, de ne pas pouvoir lire ce qu'il aurait écrit par la suite, car La Baignoire de Staline est un de ces romans qui, franchissant allègrement la frontière entre le polar et le roman d'espionnage, nous offre les frissons et le dépaysement qu'ont pu nous procurer des romanciers comme Eric Ambler, Somerset Maugham voire Graham Greene. Tout en nous offrant une vision à la fois personnelle et lucide de la Géorgie, pays où il a vécu, travaillé, et auquel il était à l'évidence très attaché.

Nous sommes donc à Tbilissi, en juin 2009, et le roman s'ouvre sur une scène d'atmosphère qui a le mérite de nous ancrer d'emblée dans l'histoire de la ville et du pays. "Tout le quartier de Vera, d'ordinaire si riant avec ses maisons basses couvertes de vigne vierge, semblait être retombé durant la nuit dans la misère prolétarienne." Nougo Shenguelia fait partie de ces jeunes flics embauchés après que le nouveau président s'est débarrassé d'une police corrompue. Formé en France, Nougo est au fait des techniques d'enquête modernes. Au moment où il arrive au commissariat, son co-équipier, le gros Lacha, l'informe qu'une mort suspecte a eu lieu à l'hôtel Marriott. Il faut y aller, et vite. La victime est un homme de nationalité française : c'est l'expérience de Nougo qui lui vaut cette mission délicate... Pendant ce temps-là, René Turpin, personnage clé du précédent roman de l'auteur, attaché auprès de l'ambassadeur de France, profite de ses derniers moments de liberté avant le début d'une journée qui va être plus difficile encore qu'il ne l'imagine. Dans quelques semaines, ce sera la fin de sa mission à Tbilissi, il rentrera en France et il se sent nostalgique avant même d'être parti. Pendant les quatre années qu'il aura passées en Géorgie, il aura assisté, médusé, à la guerre-éclair qui aura permis à l'ogre russe d'arracher "d'un coup de griffe un nouveau lambeau du sol géorgien". Pour l'heure, Son Excellence Bertrand Mousquet vient d'arriver, porteur d'une mauvaise nouvelle : un Français se serait fait descendre dans une chambre du Marriott.

Tbilissi - La vieille ville - Moreau.henri, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons

Le mort s'appelle Sébastien Rouvre, il avait 26 ans, il est orphelin et sa sœur, qui vit à Londres, ne semble guère émue par l'événement. Au point qu'elle rechigne à payer les frais de rapatriement du corps... Sébastien Rouvre était employé par Papouna Berichvili, richissime oligarque local, pour donner des cours particuliers à ses rejetons. Il logeait dans une villa mise à la disposition de l'équipe de quatre enseignants chargée de l'éducation des enfants. Pourquoi assassiner un enseignant français ? Certains indices suggèrent la piste d'une relation homosexuelle qui aurait mal tourné. Elle est vite abandonnée. Décidément, ce Sébastien Rouvre est une énigme.

Peut-être est-il temps d'expliquer que le titre du roman n'est pas une boutade surréaliste. En effet, Nougo vient de découvrir que Sébastien Rouvre s'est rendu à plusieurs reprises à Tskaltoubo, grande station de cure créée par Staline en 1926, tombée en ruines depuis l'effondrement de l'URSS. C'est là-bas, en direction de la Mer noire, qu'il se rend en compagnie de Turpin. La chaîne du Grand Caucase à sa droite, Turpin contemple le paysage, Shenguelia explique son raisonnement : huit visites en cinq mois dans ce lieu en pleine déréliction, c'est étrange. En plus, le téléphone de la victime, retrouvé dans une poubelle, contenait des centaines de photos prises à Tskaltoubo. 

Nougo est fébrile, mal à l'aise : il a vécu dans la région dans son enfance, il fait partie de ceux qui, à la chute de l'URSS, ont dû fuir l'Abkhazie à l'automne 1993, chassés par l'armée russe. Sa famille a tout perdu. Y compris son père, dont la tombe est restée sur place. C'est là qu'ils ont dû se réfugier, dans un ancien hôtel, au milieu des sanatoriums en ruines. Hélas, la piste s'arrête là. Avant de repartir, Turpin demande à voir l'ancienne datcha de Staline, mais la visite tourne court. Nougo doit rentrer à Tbilissi de toute urgence: un autre crime l'attend, cette fois la victime est Levan Rapava, ancien du KGB. Il faudra un deuxième voyage à Tskaltoubo pour que les deux hommes découvrent, dans des caisses en partance pour les Etats-Unis, la fameuse baignoire de Staline et d'autres objets provenant de la datcha...

Il faudra encore bien des péripéties avant que Nougo rassemble les pièces du puzzle, croisant chemin faisant les rendez-vous de l'histoire et des personnages clés aussi sulfureux que Kim Philby, avant de parvenir avec nous, les lecteurs, à une vérité tout en clair-obscur. Quant à Turpin, il se rendra encore une fois à Tskaltoubo pour un ultime pélerinage, et se remémorera ses inoubliables soirées avec son voisin le vieux Kartadze et sa femme, révélant ainsi que derrière chaque homme et chaque femme se cache une histoire, voire l'Histoire avec un grand H. 

On referme La Baignoire de Staline avec le sentiment d'atterrir après un  voyage dans l'espace et dans le temps, et de connaître un peu mieux les insondables secrets que recèle ce qu'on appelait autrefois l'Europe de l'est, et qu'on nomme aujourd'hui l'Europe centrale, comme le dit l'auteur lui-même. Un récit au rythme impeccable, des personnages aussi complexes que passionnants, un roman qui nous ouvre des horizons nouveaux : décidément, on regrettera Renaud S. Lyautey.

Renaud S. Lyautey, La Baignoire de Staline, Le Seuil / Cadre noir

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