9 novembre 2023

Thierry Marignac, Photos passées : "le roman de l'absence"


On connaît Thierry Marignac pour ses romans noirs salutaires car hors pistes, pour un certain courage doublé d'un sens certain de la provocation et de l'indépendance, pour un style qui navigue entre arabesques et sobriété parfois brutale, sans oublier les coups de griffe qui remettent quelques pendules à l'heure. Déjà, dans Cargo sobre (paru chez Vagabonde en 2016), il s'était livré à une forme d'autobiographie, la seule qui lui convienne : celle des rencontres, des amitiés, des fraternités littéraires nouées au fil des années et des voyages. Photos passées, avec ce jeu de mots qui lui sert de titre, serait-il une suite à Cargo sobre ? Oui et non : ce livre-là puise ses origines dans un événement familial survenu en 2022 : en février, Thierry Marignac reçoit de sa tante des photos retrouvées dans les archives de sa mère. Celles qu'on voit sur la couverture du livre.


Une femme, coiffure des années 50, joli sourire, tient dans ses bras un bébé de quelques mois un peu ronchon. Un homme plus âgé, en pardessus, porte le même bébé, l'air un brin embarrassé. Les deux posent séparément sur fond d'un même paysage : une rivière, un pont, quelques arbres. Ce bébé, c'est Thierry Marignac. Cet homme plus âgé, il ne le reverra pas. Quelques mois plus tard, l'homme au pardessus disparaîtra de la vie des personnages, et la femme à la coiffure des années 50, mère de l'auteur, épousera Monsieur Marignac, qui reconnaîtra le fils et lui donnera son nom. Ce Monsieur Marignac a déjà un fils plus âgé, Pascal - que les amateurs de romans noirs connaissent sous le nom de Kââ - qu'il a eu avec une précédente épouse décédée. Plus tard, il y aura des sœurs, enfin des demi-sœurs. Une histoire de famille recomposée, comme on dit aujourd'hui, qui ressemble plutôt à une famille décomposée... Le père de famille n'est pas tendre avec Thierry, celui-ci sent bien qu'il lui est insupportable. A l'âge de 15 ou 16 ans, il prend ses cliques et ses claques, plaque le lycée, ne passe pas son bac, et commence à Paris une vie aussi chaotique que créative - journalisme, écriture, drogue, voyages... Le parcours d'un gamin de 16 ans seul à Paris dans les années 70 et curieux d'un monde diamétralement opposé à la vie de prisonnier d'une famille bourgeoise qui lui était destinée. Un jour, sa tante et son (faux) frère le convoquent à un déjeuner pour lui révéler ce qu'il sait déjà : Monsieur Marignac n'est pas son père. Et son père, personne ne sait qui il est ni où il se trouve. "L'homme au pardessus, en désertant, ne m'avait laissé qu'un paysage insoluble."

Ces photos passées, retrouvées en 2022, vont donner un visage, à défaut d'un nom, à un père biologique probablement décédé. Toute sa vie, Thierry Marignac portera un nom qui n'est pas le sien. Alors, règlement de comptes, auto-analyse ? Rien de tout cela, bien sûr. Photos passées n'a rien d'un brûlot familial, et tout d'un texte qui déroule ses arabesques comme on les aime. Qui raconte, mine de rien, la vie d'un jeune homme, puis d'un adulte qui n'a pas appris à faire des concessions, et c'est à la fois tant mieux pour nous, lecteurs, et tant pis pour lui, auteur "culte" certes, mais ça ne paie pas le loyer... La vie d'un homme curieux, aventureux, amoureux des mots, qui s'est construit seul une culture et un savoir faire d'écrivain et de traducteur, et qui nous fait partager son voyage et ses rencontres. Au fil des pages, on découvre un auteur généreux : généreux en ce qu'il nous donne à connaître, ou nous rappelle, c'est selon, ses amitiés littéraires. Ses combats, à commencer par son auto-cure, faite tout seul pendant l'été 79, dans Paris désert, ses nuits passées à errer dans la ville, trempé de sueur, dans le but de voir telle ou telle personne dont il savait qu'il/elle était en vacances, la libération enfin... : "(...) je doutais d'être assez réel pour que les types patibulaires qui m'entouraient au coin d'une rue me cassent vraiment la gueule.

Les piges mal payées pour Libération, Actuel ou ... Cosmopolitan, la création de la revue Acte gratuit... Et puis les rencontres, le sel de la vie, avec Pierre-François Moreau, Hervé Prudon et l'ami pour toujours Edouard Limonov, rencontré à Paris pour une interview alors qu'il revenait de New York. A l'époque, Limonov ne parle pas encore français et ne connaît personne : la bande de copains de l'auteur va lui servir de point d'observation de la société française "underground". Ils ont beaucoup d'expériences en commun : la chasse à l'éditeur, la course après l'argent, l'équilibrisme permanent... Tout cela crée des liens indéfectibles. "L'homme au pardessus, me laissant livré à moi-même, me forçait à lui trouver des remplaçants."

Le premier roman, Fasciste, paraît en 1988. Un pavé dans la mare où l'auteur raconte avec distance et lucidité comment le jeune Rémi Fontevrault devient fasciste. Avec un style déjà affirmé, un sens de la tension et de l'ambiguïté rare, Fasciste deviendra un roman culte, mais vaudra aussi à son auteur de solides et durables inimitiés dans le milieu pas si tendre du roman noir... De quoi alimenter chez Thierry Marignac un non moins durable dédain pour l'embourgeoisement des ex-soixante-huitards "qui avaient fait du reniement une profession de foi.

Ce "roman de l'absence" est éclairé par la présence de ceux, vivants ou morts, qui ont fait irruption dans la vie de l'auteur : de Blaise Cendrars à Apollinaire en passant par Pouchkine, Essenine, Tchoudakov, Limonov bien sûr mais aussi Hervé Prudon ou Jérôme Leroy. Thierry Marignac nous entraîne à sa suite dans son parcours d'auteur singulier, ouvert, aventureux. Et s'il n'a pas voulu faire pleurer dans les chaumières, il n'est pas exclu qu'une drôle d'émotion vous saisisse en lisant Photos passées. En se lançant sur les traces d'un père inconnu, Thierry Marignac passe son existence au crible de cette perspective, s'efforce de comprendre comment cette absence a façonné l'homme qu'il est et la vie qu'il a menée. Sans obsession, sans rancœur et sans colère. En général, on ne lit pas l'autobiographie d'un auteur qu'on ne connaît pas : avec Photos passées, où Thierry Marignac sait faire preuve d'un solide sens de l'humour et de l'auto-dérision, vous aurez, à coup sûr, envie de lire ses romans si vous ne l'avez pas déjà fait. Et c'est tout le mal qu'on lui souhaite.

A lire aussi, l'entretien que Thierry Marignac nous a accordé pour Addict-Culture

Thierry Marignac, Photos passées, La Manufacture de livres


1 commentaire:

  1. Ce livre très émouvant et plein d'humour, voire poétique, malgré le sujet délicat de sa naissance floutée, en dit un peu plus sur cet auteur hors norme qui pose un instant dans ses pages ses bagages: écrire, traduire, décrire en voyageant dans le monde, utiliser les mots, la poésie, contre les maux ?
    J'ai vu hier soir une vidéo de Modiano, comme un écho…

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