D'après l'Encyclopédie Larousse, "la résistance des matériaux permet de déterminer, sous l'action de charges données, l'état de contrainte en un point quelconque, de prévoir le déplacement subi par une section quelconque de la structure et d'évaluer les réactions d'appui des systèmes hyperstatiques." Si je vous dis que le nouveau roman de François Médéline est une parfaite incarnation de cette définition, vous allez partir en courant. Restez. Car l'auteur a décidé de nous expliquer comment un système constitué de nombreuses parties plus ou moins indispensables finit par exploser lorsque certaines de ces parties sont, pour le moins, défaillantes.
En novembre 2023, les plateaux de télévision accueillaient le retour d'un certain Jérôme Cahuzac, et Patrick Cohen lui consacrait un édito particulièrement salé dans C à vous, illustrant son propos par la diffusion d'un discours hallucinant de l'intéressé, ex-ministre du Budget de François Hollande condamné à quatre ans de prison dont deux avec sursis, et néanmoins bien décidé à revenir en politique... Il revenait en personne quelques jours plus tard sur ce même plateau pour y réaffirmer qu'il avait désormais purgé sa peine et que la deuxième chance appartenait à tout le monde, tout comme le pardon.
Nous sommes le 4 janvier 2024, et La résistance des matériaux raconte l'histoire incroyable d'un dénommé Serge Ruggieri, ministre de l'Intérieur de François Hollande au sein du gouvernement Ayrault. Nous sommes en décembre 2012. C'est Djamila Garrand-Boushaki, députée en Rhône-Alpes, qui la première nous attire derrière elle dans la toile d'araignée que constitue cette affaire. Ce jour-là, elle se rend dans l'Ardèche pour faire son boulot de députée. Djamila est proche de Serge Ruggieri, elle est sa suppléante depuis qu'il est ministre. Derrière sa mission officielle, elle est là pour arrondir les angles entre Ruggieri et le patron de l'exécutif qui le déteste cordialement. Djamila, née à Bron-Terraillon, a épousé un énarque. Pire, elle l'a aimé : "elle sait désormais que les règles sont les mêmes partout : la réussite sourit spécialement aux voleurs, aux vicieux et aux fils de putes." Nous voilà prévenus. Cette femme-là n'a plus d'illusions : ce statut va-t-il la protéger ? A voir... Si elle n'a plus d'illusions, elle a un frère qui a dérivé vers le djihad. Et cela, elle n'y peut pas grand-chose. Son mari Jean-Michel Garrand est chef de cabinet de Serge Ruggieri. Djamila ne l'a pas vu depuis dix jours. Dans la voiture, son assistant Aurélien lui montre un article de Mediapart : "Le compte luxembourgeois du ministre de l'Intérieur Serge Ruggieri." Badaboum, comme écrit François Médéline.
Voilà comment se déclenche un lent mécanisme de déconstruction... L'affaire est basée sur l'enregistrement d'une conversation téléphonique extrêmement compromettante, où Ruggieri reconnaît qu'il possède un compte au Luxembourg. Authentifier la bande : voilà la première étape à franchir, alors que tout autour se mettent en place feux et contre-feux. Alors qu'à Lyon, le commandant Alain Dubak, dont on a fait la connaissance dans L'Ange rouge, s'apprête à prendre en charge l'enquête. Dubak est chef de groupe à la direction des affaires économiques et financières. Dubak a pris de l'âge, mais ses névroses sont toujours là, fidèles au poste. "Dubak a toujours joué la carte de la morale. Il a perdu. L'Ange rouge a anéanti ses désirs sous des litres de sang." Pourquoi l'avoir collé à un poste pareil, puisque de son propre aveu, il n'a aucune compétence en matière fiscale ou en droit des affaires? "Justement parce que je n'ai pas les compétences. Et que je suis un branque de la procédure." Ca sent mauvais, Dubak a du flair, à défaut d'avoir de la chance.
La machine se met en branle, et l'auteur fait feu de tout bois. L'histoire de Djamila, celle de Dubak, et surtout la sarabande à laquelle se livrent les politiques et ceux qui œuvrent dans leur ombre. Ceux qui, la tête dans le sable, ne voient pas venir le boulet qui, pourtant, ne dévie pas de sa trajectoire. Ceux qui pensent qu'ils ne risquent rien, ceux qui essaient de modifier la trajectoire du projectile, ceux qui se débattent désespérément avant de sombrer, ceux qui finissent par s'en tirer. Un exemple, dès la page 16: "Le secrétaire général adjoint met son grain de sel partout. Il sort de la banque Rothschild et se pense omniscient. C'est un connard arrogant avec les dents du bonheur. Il s'appelle Emmanuel Macron." Oui, nous sommes bien ici, en France, et cette affaire-là va sans doute servir de détonateur à une sorte de grand dérèglement dont nous sommes les témoins effarés et impuissants. Ils sont tous là, de Hollande à Moscovici en passant par Sarkozy et Woerth, les affaires de l'époque convergent toutes vers celle-là, qui en est le centre nerveux. François Médéline a choisi une construction complexe, quasi-physiologique : les dépêches et rapports d'écoute qu'il utilise pour faire avancer l'intrigue servent littéralement d'organes au grand corps de son roman, système animé par les humains qui se débattent devant l'inéluctable. Dans un monde où la violence s'exerce souvent en sous-main, elle devient l'ultime recours face à l'inévitable, et elle est effrayante lorsqu'elle cesse d'être cachée.
Chirurgical, mécanique, effarant : La Résistance des matériaux pourrait bien être le diagnostic implacable d'un grand corps malade, le nôtre. Et son style éblouissant, son rythme et sa narration inimitables en font... le roman de l'année. En janvier. Bravo et bonne année !
François Médéline, La Résistance des matériaux, La Manufacture de livres
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