10 mai 2024

Matt Wesolowski, "Six versions" - Le vampire d'Ergarth: roman gothique moderne ?

 Voici le quatrième épisode de la série "Six versions" de l'auteur anglais Matt Wesolowski, dont on a déjà beaucoup parlé ici. La seule raison d'arrêter aurait été qu'il ne soit pas la hauteur des trois premiers. Puisque vous lisez ces lignes, c'est que ce n'est pas le cas. Le "cas" Wesolowski est d'autant plus intéressant que certains déclaraient volontiers que ces "Six Versions", c'était un feu de paille. Or l'auteur se montre suffisamment sensible et intelligent pour que l'effet de mode devienne une vraie signature, celle d'un romancier à la fois profondément original et subtil. On se rappelle que dans le troisième épisode, le héros Scott King avait été pris dans son propre système et s'était trouvé personnellement impliqué dans l'histoire qu'il racontait. Une implication qui a laissé des traces sur Scott. Dès le début du roman, il confie ses hésitations et ses doutes face au sujet qu'il s'apprête à aborder. Cela fait un an qu'il s'est mis en retrait. Il a pris tous les risques, subi ce qu'on peut imaginer de pire, alors que craindre de plus ? 


Dans Le Vampire d'Ergarth, Scott King revient sur un fait divers : l'assassinat, deux ans auparavant, d'une jeune vlogueuse à succès, Elizabeth Barton, dite Lizzie. A 24 ans, Lizzie connaît un succès grandissant sur les réseaux où elle s'apprête à relever un de ces défis absurdes qui pullulent sur le web. Son nom ? "Morte dans six jours". Rien que ça. "Six épreuves, six jours. En cas d'échec, vous rencontrez un vampire assoiffé de sang. Limpide, non ?", raconte Elizabeth. Six épreuves, qui lui seront proposées par ce fameux vampire qui signe Vladlena. Le premier message : "Cachons-nous dans la Vallée." Pour l'instant, rien d'alarmant. Sauf que Elizabeth vit dans le nord-est de l'Angleterre, à Ergarth. Sauf que cet hiver-là est particulièrement rude : neige, pluie, vent, froid polaire. Un vrai temps de vampire. Sauf qu'à Ergarth se dresse la tour de Tankerville, tout à fait sinistre, perchée sur la falaise. Une tour du XIIIe siècle sombre, carrée, massive, en partie en ruines. "Juste un parallélépipède noir dans le style brutaliste", écrit Scott King qui s'est bien sûr transporté sur place. Sauf qu'Ergarth est le théâtre d'une légende tenace: celle de "la tour du vampire". A la fin du XIXe siècle, dans des conditions météorologiques cauchemardesques, une femme qu'on prenait pour une sorcière y avait été tuée. Depuis lors, elle reviendrait sous forme de vampire. Ergarth, contrairement à ses voisines de Whitby ou Scarborough, n'a pas vraiment les atouts d'une ville touristique. On y vit, ou plutôt on y survit. Mais le mieux, c'est d'en partir, si on peut ... 

Photo by Marius Ispas

Si Scott King est venu à Ergarth, c'est que la maison des parents de Lizzie vient d'être taggée : "Qui a enfermé Lizzie dans la tour ?", interroge le tagueur anonyme. Il faut dire que les conditions de sa mort ont été particulièrement horribles : on l'a retrouvée enfermée dans la tour de Tankerville, où elle est morte d'hypothermie et où son meurtrier l'a décapitée post-mortem. Ce soir-là, une tempête hivernale historique s'abattait sur Ergarth. La ville, déjà sinistrée, s'était retrouvée paralysée par le gel, personne ne pouvait en sortir ni y entrer. Le meurtrier et ses complices ont été arrêtés et purgent leur peine de prison. Alors pourquoi vouloir rouvrir ce douloureux dossier ? Sans doute parce que, si les coupables sont sous les verrous, leur histoire et leurs motivations restent trop mystérieuses. Scott King va donc procéder, comme à son habitude, à l'approche des six principaux témoins de cette terrible histoire. Et examiner l'affaire à la lumière du contexte, avec le recul qui est le sien. Au fil de ses rencontres, le lecteur se rend compte que Scott a affiné son approche des témoins. Il les interroge avec patience, sans agressivité, prend des chemins détournés pour arriver à ses fins, ne se laisse pas décourager par ses échecs et finit par se retrouver littéralement immergé dans l'histoire : état nécessaire pour faire la lumière sur ce drame invraisemblable.

Le "système Wesolowski" est plus efficace que jamais. En nous mettant dans la peau de Scott King, nous créons nous-mêmes notre propre suspense et affûtons notre propre curiosité. Scott King se montre de plus en plus humain et fin psychologue, ce qui ne lui facilite pas forcément la tâche. S'approcher des témoins, sans s'y attacher dangereusement : l'exercice a quelque chose du funambulisme, et plus d'une fois, le lecteur craindra pour la vie du héros, tout près de basculer dans le vide. En mettant face à face les dangers du monde contemporain et les frayeurs ancestrales, Matt Wesolowski  réussit à peindre le tableau d'une humanité en souffrance prompte à céder aux pires tentations... 

Matt Wesolowski - "Six versions" Le Vampire d'Ergarth, traduit par Antoine Chainas, Equinox/Les Arènes

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