Tous ceux qui s'intéressent au polar et au roman noir le savent bien : il est difficile d'aborder le sujet sans qu'à un moment ou un autre le nom de Jean-Patrick Manchette jaillisse et déclenche des discussions aussi infinies qu'animées. Plus que celui de Simenon, par exemple. Pourquoi ? Les raisons sont multiples, elles sont bonnes ou mauvaises, de bonne foi ou de mauvaise foi. Le nom de Manchette semble porter en lui toutes les questions que les romanciers du genre et leurs lecteurs se posent, se sont posées ou se poseront. Le problème étant que, trop souvent, les réponses empruntent des raccourcis qui faussent l'itinéraire et aboutissent à davantage de questions encore. La somme que l'universitaire Nicolas Le Flahec consacre à Manchette est une étape décisive dans la connaissance en profondeur du travail de Manchette, mais aussi de sa pensée. Et l'angle qu'il a choisi ("Contre") lui permet d'en explorer les multiples facettes, en passant par ses contradictions, ses doutes et les chemins qu'il emprunte, parfois inattendus.
Le livre s'ouvre avec un questionnement sur le choix du roman noir, jamais définitif, jamais parfaitement clarifié. Un genre dont, à la fin de sa vie, Manchette affirmera qu'il est mort, puisqu'il ne bougera plus. A partir de là, l'auteur remonte aux sources du goût de Manchette pour le polar, jusqu'à son enfance. Jusque-là, rien de très singulier. Sauf qu'à l'adolescence, notre héros s'immerge en philosophie et en politique. On n'est un peu troublé par ses choix : celui, par exemple de Hegel, un des philosophes dont la lecture est la plus ardue et le système de pensée le plus sujet aux controverses, notamment politiques. Toute sa vie, Manchette restera fidèle à Hegel, au prix d'une certaine opiniâtreté : en 1968, il déclare que jusqu'à présent il n'avait réussi à lire que les introductions et discours préliminaires mais qu'enfin, il avance dans la lecture des Leçons sur l'histoire de la philosophie. Il conclut ainsi : "et c'est bien agréable." Tous ceux qui ont des souvenirs de leurs cours de philosophie, et notamment de ces Leçons-là, conviendront que le mot peut surprendre. Hegel fera partie de la vie de Manchette jusqu'au bout, et ses visions du rôle de la littérature, de la politique et de l'histoire seront durablement influencées par cette lecture-là. Notamment par ce que déclare Hegel sur la nécessité impérieuse de penser le monde de façon systémique, dans son ensemble. Le monde de Manchette, hegelien ? Nicolas Le Flahec, à travers ce travail qui éclaire tous les aspects de Manchette, n'a-t-il pas choisi, lui aussi, cette approche "globale" de son sujet ?
Le style, ensuite, ce fameux behaviorisme, ou comportementalisme. "Il s'agit du récit objectif, behaviouriste, non psychologisant. C'est la focalisation exploitée dans le récit énigmatique qui ne s'attache qu'aux gestes, aux comportements des personnages, sans postuler chez eux d'intériorité, sans en tout cas pouvoir y accéder, comme chez Hemingway" : telle est la définition qu'en donne l'Encyclopledia Universalis. Nicolas Le Flahec s'immerge dans cette écriture chère à Hammett, à Hemingway, et à Manchette bien sûr. Et il constate que, plus souvent qu'à son tour, Manchette transgressait les règles qu'il s'était lui-même fixées, si bien qu'on ne peut plus se contenter de ce mot-là pour décrire le style de Manchette. C'est là qu'intervient la notion de "dissonance", qui reviendra tout au long du livre de Nicolas Le Flahec, car pour lui, c'est celle qui caractérise le mieux l'écriture de Manchette. Son positionnement ferme face à ce qu'il appelle "la littérature artistique" - un positionnement d'ordre clairement politique -, il le doit beaucoup à son penchant pour la dissonance. "Manchette a en effet rendu hommage au style comportementaliste en prenant soin de l'interroger" (…)", écrit Nicolas Le Flahec, qui conclut en évoquant "la diversité d'une œuvre qui, à l'harmonie rassurante, préfère manifestement l'éclat de la dissonance."
Nicolas Le Flahec poursuit son chemin en examinant à la loupe les romans, mais aussi la correspondance et les autres écrits de Manchette, confirmant ainsi son approche à la fois "globale" et à multiples perspectives.
D'une section à l'autre - le livre est organisé en quatre grandes parties : "Contre le roman noir", "Contre l'émotion", "Contre soi" et "Contre le monde -, Nicolas Le Flahec explore, enquête, construit des passerelles, et nous offre des morceaux de bravoure, comme ces passages passionnants où il explique l'opposition de Manchette à l'idéologie en littérature, qui peut éventuellement surprendre le lecteur un peu pressé qui confondrait politique et idéologie. Homme de contradictions, homme de nuances, homme torturé par le doute : rien n'est simple chez Manchette, et il y a même chez lui quelque chose du voyant. Il évoque ainsi cette année 1977, qui vit paraître deux polars de la littérature "pour cadres", comme il dit : le Necropolis de Herbert Lieberman et Magic de William Goldman. Si on y réfléchit un peu, ces deux livres-là ne sont-ils pas à l'origine de la vague des "thrillers", comme on dit ici, qui a conquis un lectorat de plus en plus important ? Et si aujourd'hui encore, Manchette reste l'auteur le plus influent - à son corps défendant ? -, n'est-ce pas aussi parce qu'il n'a jamais cessé de s'interroger sur son propre travail, mais aussi sur l'avenir du roman noir et celui du monde ? Ses prises de position politiques sont elles aussi impossibles à décrire comme catégoriques : le livre de Nicolas Le Flahec montre ses doutes, ses fascinations, ses révoltes, ses refus et aussi, par exemple, sa frustration et sa rage face au mépris que lui témoigne Gérard Lebovici. Et puis, en cette année d'anniversaire de la Série noire, le livre est aussi une incursion passionnante dans le monde de l'édition et un portrait en creux de ce qu'était la Série noire pour ses lecteurs, et pour Jean-Patrick Manchette qui y fut accueilli, mais aussi, parfois, rejeté.
Vingt ans avec Manchette : "j'ai vieilli en sa compagnie", déclare Nicolas Le Flahec. Ce livre monumental ne se lit pas comme un roman, bien plutôt comme une quête (une enquête ?), un voyage dans le temps et dans le monde des idées et de la littérature, un ouvrage qu'on lit à coup sûr d'une seule traite, mais qu'à coup sûr on relira au fil du temps. Ce qu'on appelle un livre de référence.
PS : la lecture de ce livre vous incitera immanquablement à vous (re)plonger dans la lecture de Manchette. Soyez prêts !
Nicolas Le Flahec, Jean-Patrick Manchette : écrire contre, Gallimard
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