25 octobre 2012

Eric Miles Williamson : quand l'interview fait exploser les cadres

J’ai rencontré Eric Miles Williamson au Festival America de Vincennes, il y a quelques semaines. Je l’avais déjà vu à Saint-Malo, au Festival Etonnants Voyageurs, et nous étions tombés d’accord pour une interview. Ni une ni deux, je lui ai envoyé les questions par l’intermédiaire de son éditeur, Fayard. Venu le temps de la rentrée, je désespérais d’obtenir mes réponses, d’autant plus que Williamson est pour moi une découverte majeure de ces dernières années. C’est dire si j’y tenais, à cette interview. Quand j’ai vu qu’il venait au Festival America, je me suis dit que c’était le moment ou jamais. Grâce à Lilas Seewald, son éditrice chez Fayard, nous avons donc passé un grand moment au soleil, sur un banc de square, devant l’Hôtel de Ville de Vincennes. Je les ai eues, mes réponses, et bien plus encore.  Voilà une interview pas comme les autres, sans une once de complaisance, une interview gonflée, violente, passionnée, ombrageuse, avec un auteur comme on les aime : unique.

Vous êtes à la fois critique et romancier. Cela doit être difficile parfois ?
Non, je ne vois aucun conflit entre les deux. Dryden était critique, Baudelaire aussi. Si mes souvenirs sont exacts, Camus et Sartre ont eux aussi écrit un ou deux essais critiques. DH Lawrence était critique, Dr. Johnson, T.S. Eliot, Ezra Pound, Paul Valéry, Jack London, Edgar Poe, Melville, Mailer, Henry Miller. Beckett a écrit un livre sur Proust, Nabokov sur Gogol. Ralph Ellison aussi a fait pas mal de critique. Seuls les lâches et les égocentriques n’écrivent pas de critique littéraire. La plupart des écrivains que je respecte l’ont fait. Ils n’avaient pas peur de dire ce qu’ils pensaient.
Quant à moi, je suis critique ne serait-ce que parce que j’enseigne la littérature, je suis professeur, c’est mon métier de juger, de déterminer ce qui est de la littérature et ce qui ne l’est pas. Sans quoi je ferais lire de mauvais livres à mes étudiants. Je suis un arbitre du goût, c’est mon devoir. D’ailleurs, à chaque fois que je juge un livre ou un auteur, j’ai  raison.  
J’aime  écrire des critiques, mais il est vrai que cela peut poser des problèmes. Heureusement, j’ai la chance extraordinaire d’être un véritable enseignant titulaire, ce qui veut dire que j’ai un bulletin de salaire, que je n’ai pas besoin de compter sur mes livres pour vivre, et que j’ai la possibilité les mauvais textes sans répercussion financière. Et que, bon sang, je peux dire absolument tout ce que je veux sur la littérature et les auteurs sans risquer mon salaire.  Il faut savoir que  66% des enseignants américains qui pratiquent à l’université sont des assistants, ils travaillent sans sécurité sociale, sans système de retraite, ils paient leur parking, ils n’ont pas de bureau, ils se déplacent de campus en campus et ne gagnent même pas 10 000 $ par an. Aux Etats-Unis, l’éducation est dans une merde noire. Les rares enseignants qui, comme moi, ont un bon poste, peuvent faire ce qu’ils veulent. Les autres, pas question. Alors oui, j’écris des critiques parce que je n’ai pas besoin de lécher les bottes de qui que ce soit. Si aujourd’hui je devais courir après un job comme celui que j’ai, je serais à genoux, langue pendante, à mendier.
La plupart des auteurs littéraires dignes de ce nom aux Etats-Unis sont profs, ils enseignent généralement l'écriture créative (le "creative writing"). D’ailleurs je ne suis pas prof de « creative writing ».  J’ai trop de dignité, de fierté et de considération pour ma profession pour m’abaisser à cela. J’enseigne la littérature contemporaine et post-moderne. Je ne me mouille pas dans ces espèces de groupes thérapeutiques masturbatoires qu’on appelle le « creative writing » où en fait, une poignée d’étudiants qui n’ont jamais lu aucun livre s’asseyent en rond et s’administrent fellation et cunnilingus littéraires.
Les auteurs et les professeurs, tour à tour, siègent aux jurys et décernent des récompenses. Si vous écrivez une mauvaise critique sur un auteur, vous pouvez le payer toute votre vie si vous êtes un lèche-cul, si  vous avez choisi de vous aventurer dans ce business qui consiste à chasser la récompense. Vous voulez un prix littéraire ? Vous n’avez qu’à écrire une gentille critique sur un livre merdique écrit par un “grand” auteur, et il vous renverra l’ascenseur la prochaine fois qu’il siégera au comité Guggenheim ou qu’il sera chargé de répartir les bourses de la NEA* . D’ailleurs ce népotisme est répugnant : ces gens qui distribuent les récompenses à leurs enseignants, à leurs amants ou à leurs maîtresses, leurs femmes ou leurs maris, leurs copains de picole. Je vais vous avouer quelque chose : à chaque fois que j’ai obtenu un prix, c’était une magouille. La plupart des bonnes critiques que j’ai obtenues l’ont été parce que je connaissais les rédacteurs des magazines ou des journaux dans lesquels elles sont parues. L’écriture, c’est un business merdique,  visqueux, comme tous les business.
Il y a vingt ans, j’ai fait la critique d’un roman de Percival Everett, et je l’ai éreinté. C’était un roman épouvantable. Je sais bien qu’on l’aime beaucoup en France, mais je ne lis ses livres que si on me paie très cher. Dans ses romans, tous les noirs sont bons, tous les blancs sont mauvais. Ce type est raciste. Je vais faire une table ronde avec lui, au Festival America, et je suis certain qu’il se rappelle mon nom. Un an après que ma critique a paru, il siégeait à un jury. Et je n’ai pas eu la subvention. L’année suivante, il n’était pas là, et j’ai eu la bourse NEA (20 000 dollars) pour la même candidature.  La plupart des critiques littéraires aux Etats-Unis ne sont que des macs et des putes, des concierges. Ils passent leur vie entre eux, à lécher le cul des écrivains. Je ne suis pas comme ça. Je dis la vérité, et ça me met en difficulté. A ma mort, j’aurai été le critique littéraire le plus honnête de mon époque. Le seul homme qui ait plus de couilles que moi, c’est le maestro de la critique, William Logan**. Non seulement il est plus intelligent que moi, mais il écrit mieux et il est plus honnête. Un jour, j’ai fait une critique positive d’un livre minable parce que mon éditeur m’avait dit qu’il ne publierait pas la critique si elle n’était pas positive. J’avais besoin d’argent, et j’ai sacrifié mon intégrité au pognon. Je n’ai jamais menti pour obtenir une faveur. Mais j’ai menti pour de l’argent. Je suis une merde.

Vous avez des mots très durs contre des auteurs qu’on considère généralement comme de grands écrivains (John Updike, Philip Roth, Joyce Carol Oates, Toni Morrison…), mais vous manifestez votre dévotion pour Melville, Thoreau ou Emerson. A quel moment pensez-vous que la littérature américaine a pris la mauvaise voie ?

Qui les considère comme de grands auteurs ? Pas moi. Pas les gens que je respecte. Roth a écrit un grand livre, Le complexe de Portnoy. Updike a écrit sa série des Rabbit. Oates n’a jamais écrit un grand livre de sa vie. Ils ont le pouvoir à cause de leur passé et de leurs liens avec l’Establishment new-yorkais.  Ils font partie de l’Establishment de la côte est, ceux qui ont reçu une éducation privée. Philip Roth était ami avec les gens de la New York Review of Books, Updike travaillait pour le New Yorker quand il est sorti diplômé de Harvard à l’âge canonique de 22 ans, Joyce Carol Oates a étudié à Syracuse, elle enseigne à Princeton. Elle a un catalogue de 140 publications. Coupez-lui la tête, et elle continuera à écrire. Jamais elle ne s’est arrêtée, jamais elle n’a pris le temps de prendre du recul et de réfléchir.
Pourquoi je préfère les grands auteurs morts ? Parce qu’ils ont résisté à l’épreuve du temps. Les auteurs contemporains, tous ces salopards qui portent de grands noms, le doivent à la politique d’aujourd’hui. Tout ce qui est politiquement correct, avantageux ou branché aujourd’hui va se retrouver dans la presse, et ça n’a rien à voir avec la qualité de l’art. Des noms ? Dagoberto Gilb, Junod Diaz, Toni Morrison, Alice Walker, Percival Everett, Amy Tan, Denise Chavez et son foulard. Il m’est arrivé de siéger dans des jurys où les comités insistaient pour qu’il y ait une femme ou un représentant d’une minorité, même s’il n’avait pas été élu. La discrimination positive…

Et vous, que feriez-vous si on vous coupait la tête ?

Je continuerais à boire. Coupez-moi la tête, mettez-moi une canette de bière devant le nez, vous verrez…

Vous dites que les romans ne changent pas l’esprit américain, contrairement aux films. Comment expliquez-vous cela, pouvez-vous nous donner un exemple d’un film qui a changé l’esprit américain ?
Eh bien, il se peut que je me sois trompé. Je pensais à certains documentaires, mais ils ne sont pas un bon exemple, parce qu’ils ne convainquent que ceux qui sont déjà convaincus.  Les documentaires vraiment importants ne sont pas projetés dans les cinémas. Peut-être dans quelques salles de New York ou de Los Angeles, mais le reste du pays ne les voit jamais.

Que pensez-vous de réalisateurs comme Jim Jarmusch ?
Aux Etats-Unis, personne ne le connaît dans les classes moyennes. Les intellos le connaissent, mais 99% de la population n’a jamais entendu parler de lui. Mais ça n’est pas nouveau. Ici même, il y a 200 ans, personne ne savait lire. En Angleterre, au milieu du XIXe siècle, quand Dickens a commencé à publier ses feuilletons dans les journaux, les gens se retrouvaient au pub le vendredi et le seul type qui savait lire faisait la lecture du dernier épisode. Pas besoin d’être très brillant pour s’en sortir. Pour être un bon maçon, ce n’est pas la peine de savoir lire.

Pourtant, dans les années 30 et 40, certains réalisateurs populaires étaient aussi de brillants intellectuels (Howard Hawks, John Huston….)
On était aux débuts du cinéma. A cette époque, seuls les meilleurs pouvaient faire un film. Aujourd’hui, pratiquement n’importe qui peut en faire un. Vous avez un portable avec la fonction vidéo ? Vous pouvez faire un film. Aujourd’hui, les gens veulent Harry Potter ou Twilight. La culture populaire ne m’intéresse pas beaucoup, je  n’ai pas la télé, je ne regarde pas les informations, je préfère ne pas savoir.

Comment votre approche politique influe-t-elle sur votre écriture?
Je n’ai pas d’approche politique, je m’en fous. Comme je l’ai déjà dit, je préfère ne pas savoir. De toute façon, ce sont les entreprises qui dirigent le monde.  Peu importe que vous soyez Démocrate ou Républicain, il faut servir les entreprises.  Et les entreprises ne servent pas le peuple, elle se servent elles-mêmes, elles servent leurs actionnaires. Pendant la première campagne d’Obama, il a promis de fermer Guantanamo, et il ne l’a pas fait. Il a promis la sécurité sociale universelle, et il ne l’a pas fait. A l’époque, je croyais en lui. J’étais un imbécile. Aujourd’hui, je suis beaucoup plus cynique. La dernière fois que nous avons eu un president libéral, c’était Nixon. Il était beaucoup plus libéral que Clinton ou Obama. Ceux-là ont laissé nos emplois industriels partir au Mexique.

Pour qui écrivez-vous ?
Pour les morts et les gens du futur, ceux qui seront là dans 100 ans. Je ne suis pas obligé d’écrire pour mes contemporains, je suis professeur, j’ai un bulletin de salaire.

Et les jeunes ? Ceux qui veulent écrire des livres, faire des films ?
J’ai eu beaucoup d’étudiants très brillants. Mais ils se foutent de la politique. En Amérique, je crois qu’on a vraiment renoncé.

En Europe, c’est un peu différent.

Vous autres avez fait la révolution. Vous avez le souvenir de l’oppression. Nous, non. Sauf les noirs. Ici, en France, vous savez ce que c’est que c’est que d’avoir toute une population dominée par l’aristocratie. Et pourtant vous avez élu Sarkozy, qui était pire que Thatcher ou Reagan. S’il faut vraiment un qualificatif, je dirais que je suis anarchiste. Je voudrais une vraie crise en Amérique, une vraie dépression, je voudrais que tout pète. Ce n’est qu’à cette condition que nous pourrons renaître de nos cendres. L’Amérique s’effondre, l’Américain moyen  s’effondre de plus en plus. Mais nous sommes encore trop gras, c’est là notre problème. Quand les pauvres seront maigres, alors nous verrons.
Mon fantasme ? La destruction civile pure et simple. Pauvreté, violence, pénurie de nourriture et de carburant à l’extrême. Effondrement du gouvernement. Thoreau disait que nous serions bien mieux sans gouvernement, et je suis entièrement d’accord avec lui. Plus de gouvernement, plus de lois, plus de police, plus de juristes.  Je me vois déambuler dans les rues d’une ville brisée, détruite, et je m’engage dans une allée sombre, les poubelles débordent de carcasses, l’air rance pue la mort et la pourriture. A l’autre bout de l’allée je vois un homme dans l’ombre, cet homme est un ancien, un de ces parasites qui vivent sur ce que l’Amérique a de plus mauvais, un de ces ténias à vendre. Entre lui et moi se trouve une miche de pain recouverte de fourmis. Mais c’est quand même de la nourriture, et nous avons faim tous les deux. Alors, au moment où il faudra sauter dessus, à votre avis, qui va gagner ? Les lois sont là pour protéger les riches. Débarrassons-nous des lois, et voyons ce qui se passe.

Pensez-vous que des auteurs “bourgeois” comme Bret Easton Ellis ou Jay McInerney ne peuvent pas être de grands écrivains?
Tout personne décidée à travailler ce qu’il faut, si elle a un minimum de talent, peut devenir un grand écrivain.  Je n’ai aucun talent pour l’écriture. J’avais du talent en tant que trompettiste, mais la langue ne me vient pas naturellement. J’ai travaillé. J’ai appris à imiter les grands auteurs morts, à leur voler leurs effets de style. J’ai passé presque vingt ans de ma vie à lire trois livres par jour, à essayer d’apprendre toutes les ficelles du métier. Dans mon écriture, la seule chose qui me vienne naturellement est la façon dont je fais chanter les mots et les phrases.
Pardon, c’était prétentieux.
 Je reviens à votre question. Les auteurs bourgeois. Bien sûr qu’ils peuvent être de grands écrivains, mais ils souffrent d’un handicap terrible eu égard à la grandeur. Ils ont des prédécesseurs. Leurs histoires ont déjà été racontées. Jane Austen, Emily Brontë, George Eliot, Henry James, William Dean Howells, Edith Wharton -  tous ont déjà raconté l’histoire de la grande bourgeoisie. Updike, Cheever, Oates, Balthelme. Leurs histoires ont été racontées, et nous ne nous intéressons plus à leur angoisse existentielle, à leur ennui. Le roman de McInerney, Le journal d’un oiseau de nuit, était un livre compétent, mais dans le fond il racontait encore la même histoire que celle que Henry James nous a déjà racontée maintes fois, la même que celle de Salinger dans L’attrape-cœur : « Je suis riche, je m’ennuie, je n’ai pas de but dans la vie. Plaignez-moi, s’il vous plaît.” Qu’ils aillent se faire foutre. Qu’ils passent une journée dans une mine de charbon ou sur un chantier. J’admire Zola, qui a voulu apporter de la conscience sociale à la misère de l’ouvrier.

Avez-vous l’impression que ce que vous écrivez n’est pas suffisant ?

Absolument. Je n’ai qu’à lire Shakespeare, Cervantes ou Milton, et ça me remet à ma place. Bien sûr, j’échoue, mais le but, comme disait Samuel Beckett, est d’échouer mieux.

Jugez-vous nécessaire de choquer vos lecteurs ? Que voulez-vous provoquer chez eux ?

Je ne les choque pas intentionnellement. J’essaie juste de rendre la langue de ceux avec lesquels j’ai grandi. Peut-être les lecteurs devraient-ils venir voir les quartiers où j’ai vécu. Alors là, ils seraient choqués pour de bon. Pour ce qui concerne la deuxième partie de la question, au début, j’ai écrit les livres que les romanciers et les professeurs pourraient aimer, et que mon frère soldat, mon père qui travaillait à la station service, pourraient aimer aussi. Je ne veux provoquer personne. Si j’ai une intention, disons que je voudrais provoquer la conscience de ce qu’est le monde ouvrier chez ceux qui ne s’y trouvent pas. Peu de gens écrivent des livres comme les miens, parce que les gens comme moi, en général, n’échappent pas à la pauvreté et n’écrivent pas de romans. Quand on vient du bas, on finit rarement artiste.

Dans vos romans, beaucoup de phrases peuvent être lues comme de la poésie. Pourriez-vous n’écrire que de la poésie, sans narration ?

Non, je pense qu’en gros, la poésie est morte, plus personne n’en lit. Elle a été tuée par le roman au milieu du XIXe siècle. En Amérique, les seules personnes qui lisent de la poésie sont les autres poètes. Je lis de la poésie, mais pas de la poésie contemporaine, elle est illisible. Aujourd’hui, le poète n’écrit que sur lui-même. En Amérique, les poètes écrivent sur les objets qui se trouvent autour d’eux. Tout le monde se contrefout de la plante verte du poète, de sa chaise, de son abat-jour. John Ashbury est un bon poète, Yusef Komunyakaa aussi, mais aujourd’hui il écrit sur ses vacances en Europe.

En Europe, vous êtes souvent compare à Bukowski ou à Dan Fante. Que pensez-vous de ce voisinage ? Etes-vous satisfait d’écrire une meilleure littérature que Charles Bukowski ?
Spontanément, je lis rarement les auteurs contemporains. Je n’ai pas lu Fante. J’ai lu Bukowski parce que j’avais une critique à écrire pour le Washington  Post, qui me payait 350 $. Chez Bukowski, vous avez une page brillante sur vingt, les 19 autres sont de la merde alcoolisée. Quand il dessoûlait, il était capable du meilleur, mais les 19 autres pages étaient du radotage, de la masturbation. Peut-être que ça rend mieux en français, mais en anglais, c’est vraiment de la bouillie. Si on me compare à lui, je le prends comme une insulte, parce que je suis un bien meilleur écrivain

Dans Bienvenue à Oakland, les femmes ne jouent pas un rôle très reluisant. En France, on dit parfois « Toutes des garces, sauf maman. » Qu’est-ce que vous en dites ?
Qu’on se le dise : je hais ma mère. Le monde se portera mieux quand elle sera morte. Mais je crains que ça n’arrive jamais. Elle nous survivra à tous, ce monstre. C’est une goule camée, accro au sexe, manipulatrice, intrigante,  avare, elle battait ses enfants. Ce qu’elle nous a fait dans les années 60, à mes frères et à moi, lui vaudrait la peine de mort de nos jours. Rien que de penser à elle, j’ai envie de vomir.
Passons à votre question. Dans le monde ouvrier – je parle du monde urbain, pas de la campagne – on passe tout son temps au travail, on rentre chez soi, on boit une bière, on se lève et on recommence. Dans ce monde, le divorce est la règle, et les hommes ne traitent pas bien les femmes. Mais l’inverse est vrai aussi. Et c’est normal : dans ce monde-là, le mâle domine.  Si une femme se marie et a des enfants, elle devient une esclave. L’homme gagne davantage d’argent, il a une position privilégiée, et les femmes sont méprisées si elles ne sont pas capables de garder leur homme. Si une femme divorce, elle sera obligée d’assumer les enfants, sans aucune aide sociale, sa famille la regardera de haut, comme si le fait d’avoir éjecté, à juste titre, un type obèse, un buveur de bière qui lui tapait dessus, faisait d’elle une ratée. Quand une femme est battue par son mari, c’est comme si c’était sa faute : elle n’était pas assez bien sans doute. En fait, c’est une tragédie.  En Amérique, les femmes sont dans de sales draps.
Alors si les femmes n’ont pas le beau rôle dans le livre, c’est parce que l’histoire est racontée par un homme, un trou du cul représentatif de sa classe. Si le livre était écrit par une femme qui travaille dans un routier, tous les hommes seraient des empaffés. Quoique… Malheureusement, les femmes sont éduquées à ne pas dire de mal des hommes. Dans notre culture  dégénérée, ça leur donne une mauvaise image. Les hommes ont le droit de dire des horreurs sur les femmes, on les considèrera comme des machos, c’est tout. Mais si une femme dit du mal des hommes, on la traitera de salope, ou de lesbienne qui déteste les hommes. Voilà bien un autre exemple du sexisme rampant qui règne en Amérique. Les femmes fortes qui ont, disons, des opinions, sont considérées comme des lesbiennes militantes.  Hilary Clinton est détestée parce qu’elle est intelligente et dure. Les femmes qui aspirent à des positions de responsabilité sont considérées comme des salopes avides de pouvoir qui détestent les hommes.
Bienvenue à Oakland  est un roman sexiste. Il exprime le point de vue des hommes de la classe ouvrière. Les femmes qui appartiennent à cette classe ont peur des agressions physiques, de la violence, elles ont peur de se faire tabasser si elles n’ont pas préparé le dîner (burger et fromage bien sûr) lorsque leur homme rentre du travail (même si elles aussi ont bossé toute la journée, et qu’elles sont payées moins cher). Dans les classes populaires américaines, les hommes sont des brutes, et moi aussi, plus d’une fois, je me suis comporté comme une brute. J’ai fait de la prison pour avoir agressé ma femme, et c’était bien fait pour moi. 
Si je voulais  être honnête en écrivant Bienvenue à Oakland, il fallait que je montre ce sexisme honteux, cette misogynie, et cette brutalité. J’ai honte de moi-même et de là d’où je viens. J’espère que les lecteurs comprendront que mon roman est une condamnation du comportement de T-Bird et de ses pensées. Ce type – et, à bien des égards, son créateur aussi – est un abominable trou du cul.

Vous n’avez pas l’impression que ce que T-Bird reproche aux femmes, c’est d’être précisément ce que les hommes veulent qu’elles soient ? 
Bien sûr, il veut qu’elles soient des anges et des prostituées en même temps. C’est un trou du cul d’ouvrier, une brute. Mais les femmes ne sont ni anges, ni putes. Tout le monde est quelque part au milieu. T-Bird est un imbécile. Ne vous y trompez pas : ce n’est pas un modèle à suivre.

Peut-être faudrait-il trouver des auteures femmes qui sauraient écrire cette réalité-là.
Absolument. J’en ai beaucoup parlé avec ma femme. Où sont les femmes écrivains ? Elle pense que les femmes n’écrivent pas sur le réel parce qu’elles ont peur d’être stigmatisées. Je trouve qu’elle a raison. Les femmes de la classe ouvrière qui écrivent sur leur vie dans la classe ouvrière ne sont pas prises au sérieux, contrairement aux hommes. Les hommes qui se sortent de leur condition et parlent de leur expérience dans leurs livres sont considérés comme des personnes qui ont réussi, des modèles, voire des héros. Si une femme fait cela, on la traitera de traînée, de vendue, de marchande de sensations, de salope pour avoir critiqué le sexisme de la classe ouvrière. Les femmes auteures des classes défavorisées sont dans une situation très difficile : quel que soit le sujet qu’elles abordent,  on les dénigre et on dit d’elles qu’elles ne sont pas féminines, qu’elles sont vulgaires et exhibitionnistes. C’est injuste. Espérons que cela changera.

En France, il y a une auteure qui a osé parler de tout cela, Virginie Despentes. Son premier roman s’appelait Baise-moi, "Fuck me" en anglais.
Comment dites-vous en français ?

Baise-moi.
Ok, ça je m’en souviendrai (rires).

Votre style est un étonnant mélange d’apparente spontanéité – qui rappelle parfois la poésie – et d’écriture extrêmement travaillée, consciente. Vous parvenez à provoquer des émotions et des réactions violentes chez votre lecteur, tout en le faisant réfléchir. Réécrivez-vous beaucoup avant d’être satisfait?
J’ai été musicien de jazz, donc la spontanéité est quelque chose de facile pour moi. C’est ainsi que je suis, et en réalité  je me donne du mal pour la contrôler. C’est difficile pour ma famille et mes amis.
Quand j’écris, je parle tout haut, je tape au rythme de ma voix. J’écoute de la musique également, et quand le rythme, le son, ne sont pas satisfaisants, je recommence. Il m’a fallu trois ans et demi pour écrire Noir béton. Un an et demi pour le premier jet, un an pour le deuxième, un an pour le troisième. Et le roman a trouvé son éditeur 17 ans après que je l’ai terminé. Et là, il m’a encore fallu une année à raison de 12 heures par jour, pour revoir chaque mot. J’ai fait 20000 corrections. Voilà pourquoi ce texte est si serré, si précis. Même chose pour Bienvenue à Oakland. J’ai terminé la première version en 2001, et il a fallu attendre 2009 pour qu’il trouve sa forme définitive. Dans ce roman tout est littéraire, tout est pensé. Vous vous rappelez le dernier paragraphe ? Souvenez-vous de cet auteur américain qui écrivit : “I don’t hate the South, I don’t hate it, I don’t hate the South, I don’t.” Faulkner, Absalon, Absalon. La fin de  Bienvenue à Oakland est un hommage à Faulkner, et le début est un hommage à Tropique du Cancer, de Henry Miller. Rappelez-vous aussi la liste des baiseurs. Cela vient du Marquis de Sade. Tout dans ce livre est dans la tradition de la littérature, mais je transpose dans le monde ouvrier, et personne ne s’en aperçoit, c’est là ma grande réussite. Faulkner a volé à Conrad, Conrad a volé à Melville et à Shakespeare, qui lui-même a volé à Boccace, à Kyd, à Marlowe, à Plutarque et aux Chroniques de Holinshed.  Les bons auteurs empruntent. Les grands auteurs volent.
Ne vous y trompez pas: je ne suis pas une aberration spontanée. Je suis un auteur qui travaille dur, qui transpire chaque phrase, chaque virgule, chaque phonème. Chaque mot que j’écris et publie l’est fait de façon extrêmement délibérée. Je ne suis pas un génie. Je suis un artisan qui travaille dur, pas si différent d’un maître ébéniste. Mais je suis foutrement certain que les commodes que je fabrique sont les meilleures que l’humanité aura à sa disposition pour y ranger ses petites affaires.



Entre autres choses, Bienvenue à Oakland, est un magnifique hommage à la musique. La musique vous influence beaucoup, vous êtes d’ailleurs musicien. Dans quelle mesure pensez-vous que la musique est liée à l’écriture ? Qu’est-ce que la musique vous apprend dans votre travail d’écrivain ?
Nous avons fait cette interview face à face à Vincennes, en France, au mois de septembre, assis sur un banc du square, devant l’Hôtel de Ville. Vous l’avez transcrite et renvoyée par mail. Aujourd’hui, je la relis et ce n’est plus la même interview.
Quand je parle, je suis brusque, bourru, grossier même. Assurément,  rien de suave, rien d’élégant. Je suis un homme de la classe ouvrière, j’ai de très mauvaises manières. J’essaie d’y remédier, mais j’ai fait peu de progrès. Vu mes manières, je pourrais aussi bien être éleveur de cochons. Et mes capacités linguistiques à l’oral sont loin d’être musicales. Je me situerais plutôt du côté d’un animal qui gronde, qui aboie, qui hurle.  Mais sur la page. Sur la page il se produit quelque chose de vraiment différent. Sur la page je peux écrire des trucs orduriers, des mots d’ivrogne, mais je peux y revenir plus tard. Quand je parle, c’est impossible. Mais sur la page je peux revenir sur ce que j’ai écrit (ou dit, comme pour cette interview), lui redonner forme, en faire quelque chose qui ne soit pas affreux.
Revenons à la musique. Quand j’étais plus jeune, quand j’ai commencé à écrire, j’étais encore musicien professionnel, je jouais avec Maynard Ferguson, Buddy Rich, Mel Torme, Woody Herman. J’ai compris que les écrivains essayaient d’évoquer dans leur texte le sens de la vue. Je suis borgne, et je ne vois pas le monde comme vous. Bordel, je n’y vois rien, et si quelqu’un me balance un coup de poing de la gauche, je ne le vois pas venir. A cause de cela, j’entends le monde différemment, avec plus de précision, je respire le monde de façon allongée, en quelque sorte. La plante de mes pieds sur le trottoir, c’est quelque chose de différent. J’entends, je sens plus que je ne vois. 
Quand j’étais à l’université, il y avait dans mon dortoir un aveugle que tout le monde appelait “Blind Frankie”. Il adorait prendre de l’acide parce que, comme il disait, l’acide le rapprochait de la vision. Il disait que sous LSD, il pouvait voir les couleurs. Blind Frankie, s’il entrait dans n’importe quelle chambre où quelqu’un écoutait un disque de Big Band de jazz, était capable de nommer chaque musicien de l’orchestre. Ce fils de pute avait une sacrée oreille.
Eh bien, moi aussi, et en plus j’ai un nez capable de sentir les problèmes et la joie à des kilomètres à la ronde.
Cela fait maintenant douze heures que je révise cette interview, en ce moment même, j’écoute Creedence Clearwater Revival. Pour moi, c’est ce genre d’interview. D’autres fois, quand j’écris, c’est Mahler, ou Bach (son écriture logique) ou Mozart (la passion), ou Snoop Doggy Dog (quand j’ai besoin qu’un peu de jus black jaillisse de ma capuche) ou Santana (Oakland, ma ville, les bons Mexicanos) ou Glenn Miller, Tommy Dorsey et Sinatra (si seulement j’étais né dans un monde bien poli). La musique ponctue les rythmes de ce que j’écris. Une fois, j’ai écrit tout un roman en n’écoutant que le Requiem de Mozart et les Red Hot Chili Peppers. Mon premier roman, je l’ai écrit en n’écoutant que des albums de Tower of Power (quand je pense au titre de leur premier album, East Bay Grease – ok, tout va bien, ils répétaient dans les cabines de graissage du garage où travaillait mon père, à côté de là où on habitait, dans une caravane  de 6 mètres. C’est Mic Gilette qui m’a fait connaître les embouchures de trompette Shilke). Mon écriture est entièrement dans la musique des mots, ce qui doit paraître étrange quand mes livres sont traduits, parce que lorsque je pense à des sons germaniques, des  plosives ou des gutturales, ça se traduit en voyelles françaises, tout en douceur. C’est impossible de traduire « Fuck you » en français, parce que le mot « fuck » se termine par cette consonne dure , « k ». C’est âpre, brutal, affreux. Si on ne lit pas le russe, on ne peut pas lire Dostoievski correctement. Si on ne lit pas l’espagnol, on ne peut pas lire Cervantes. Si on ne lit pas l’anglais, on ne peut pas lire Williamson. Vous aurez l’histoire, mais vous ne percevrez pas les pincements, les craquements, les coups, les émiettements, voire les envolées occasionnelles.
Comme le dit justement Aristote, la littérature a un double objectif : ravir et instruire. J’espère instruire par le contre-exemple – mes personnages sont des gens épouvantables – et ravir par le rendu pleinement musical du monde que j’entends.

Quel sera votre prochain roman à paraître en français ? Des nouvelles de T-Bird ?
Je vais certainement être obligé d’écrire un troisième T-Bird, pour  combler les lacunes de sa biographie et clore l’histoire. Mais je porte en moi un livre qui s’appelle Victoire, l’histoire de la migration des pauvres, blancs et noirs, qui ont gagné la côte ouest des Etats-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce sera une épopée sur trois générations, 700 ou 800 pages. On connaît la première vague de migration, celle sur laquelle Steinbeck a écrit. Mais il y a eu une deuxième vague après, et personne n’a écrit là-dessus. J’ai grandi avec les enfants de ces migrants.  A la fin de la guerre, les entreprises ont viré tous les pauvres, blancs d’Oklahoma, noirs. Immédiatement, les ghettos se sont créés sur la côte oust. Cela 10 ans que je fais des recherches sur ce sujet. Mon grand-père et les gens de mon quartier à Oakland m’ont raconté cette histoire quand j’étais gamin. Ce sera mon « magnum opus ». Et il sera probablement publié en premier par mon éditeur français, Fayard, qui a été très bien avec moi.

Que pensez-vous des interviews?

Ca ressemble beaucoup à ce que je fais en cours. Je réponds aux questions qu’on me pose. Mais je préfère les interviews, je peux fumer une cigarette et boire une bière en même temps.


* : National Education Association, organisme américain fondé en 1857 qui compte 3 millions de membres travaillant dans le secteur de l’éducation.  La NEA décerne des prix, accorde des bourses et des subventions. Sa mission est de faire avancer la cause de l’instruction publique.
** : Poète et critique américain né en 1950. Il a publié plusieurs recueils critiques et a reçu de nombreuses récompenses.

Bibliographie en français d’Eric Miles Williamson :
Bienvenue à Oakland, traduit par Alexandre Thiltges, Fayard (également disponible en Points Seuil) (voir la chronique ici)
Noir béton, traduit par Christophe Mercier, Fayard
Gris Oakland, traduit par Philippe Mikriammos, Gallimard



Un grand merci à Lilas Seewald (Fayard) pour avoir permis cette rencontre, un énorme merci à Eric Miles Williamson pour ses mots, et le temps qu'il a consacré à cette interview.

2 commentaires:

  1. Merci Velda.
    Du pur Williamson, inspiré et inspirant. J'avais assisté à l'atelier d'écriture du dimanche matin avec lui, j'avais été balancé dans les cordes par son discours intransigeant et éclairé.
    L'avenir dira s'il y a un avant et un après la rencontre avec ce type, mais j'ai l'impression que depuis, je suis guidé par cette force et cette rage, terrorisante et stimulante à la fois.
    Bastien

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  2. Balancé dans les cordes ? Voilà qui me rappelle quelque chose. Cette interview était un très grand moment, inoubliable à vrai dire. Une vraie cohérence entre l'écriture et le discours, quoiqu'il en dise lui-même. Une audace, une rage et une passion impressionnantes... Merci pour ce commentaire.

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