4 octobre 2015

VO-VF à Gif-sur-Yvette : un festival par les traducteurs, pour les traducteurs


Ce week-end, le château du Val Fleury à Gif-sur-Yvette accueillait la 3e édition du festival VO-VF (pour en savoir plus), entièrement consacré aux traducteurs et au métier de traducteur littéraire. On sait bien à quel point la qualité d'une traduction est déterminante dans le succès d'un livre, et en particulier d'un roman policier ou d'un roman noir. J'ai trouvé intéressant d'aller écouter ce que ces passeurs pouvaient nous apprendre sur la magie de la transmission. J'ai donc assisté à deux tables rondes passionnantes, l'une sur la rentrée littéraire, l'autre sur les polars du monde. Morceaux choisis...




Francis Kerline, Bernard Turle, Christine Laferrière et Salomé Kiner

La rentrée littéraire - Table ronde animée par  Salomé Kiner
Francis Kerline vient de traduire le monument de David Foster Wallace, L'infinie comédie (L'Olivier). Il a traduit entre autres Jack London, Larry Brown, Harry Crews, Hubert Selby Jr, Jonathan Lethem, presque tout Will Self.
Bernard Turle est le traducteur du dernier roman de Martin Amis, La zone d'intérêt (Calmann-Lévy). Il est également traducteur de Peter Ackoyd, André Brink, Anthony Burgess, Alan Hollinghurst, Lawrence Norfolk, T.C. Boyle, Jonathan Lethem, V.S. Naipaul, Sudhir Kakar, Mohammed Hanif, Helen Garner, Bernard Berenson ou Erwin Panofsky
Christine Laferrière a traduit le dernier roman de Toni Morrison, Délivrances (Bourgois). Elle a également travaillé sur les textes de  J.R.R. Tolkien, Jon McGregor, Margaret Drabble

Bernard Turle
La zone d'intérêt est un livre dangereux, qui se présente en plusieurs épaisseurs. Si on s'en tient à la première, on risque de passer à côté de l'essentiel. Tout le livre est placé sous le signe de la tension, de l'empêchement. C'est sans doute pour cela que certains disent que Amis a perdu son style flamboyant. C'est effectivement ce qu'on pense si on s'en tient à la surface. Moi-même, j'ai été surpris par le style au début du roman. Mais petit à petit, j'ai commencé à percevoir ses différentes épaisseurs, la complexité qui se cachait derrière la sobriété apparente. On a parlé d'invraisemblances historiques pour La zone d'intérêt. Pour son auteur, ce livre est un conte. Ce n'est pas un roman historique, même s'il est très documenté. En réalité, dans ce roman, tout est invraisemblable... Il y a une chose que j'ai demandé à Martin Amis d'enlever dans la version française : dans l'original, il décrit un train qui arrive au camp de concentration, en provenance de la gare du Nord. Sur ce train, on peut lire l'inscription "Gare du nord - GEP". Je sais que GEP était le nom d'une marque de train miniature : j'ai trouvé ça insupportable. Il a accepté de l'enlever, mais je ne sais pas si cette description avait été faite consciemment ou non. Avec Martin Amis, on ne peut jamais vraiment savoir...
En fait, aujourd'hui, je ne lis plus que ce que je traduis. J'ai perdu la chance de lire comme un lecteur... Le soir, quand j'ai terminé ma journée de travail et que je veux me détendre, je ne me vois pas prendre un livre.

Francis Kerline
Je n'ai pas forcément d'affinités avec les auteurs que je traduis. En fait, c'est le contraire qui est plus fréquent... Quand L'Olivier m'a proposé de traduire le roman de David Foster Wallace - 1200 pages -, je n'ai pas voulu. Mais on m'a dit : "Si tu n'en veux pas, on ne l'achète pas." Qu'est-ce que vous vouliez que je fasse ? Le début du roman est à peu près normal, mais au bout d'un moment je me suis retrouvé avec un style brouillon, mal fichu, sans alinéa... Un cauchemar. D'autant que cette absence d'alinéa n'était pas bonne pour ma rémunération... Je devais y consacrer un an et demi, j'y ai passé un an de plus. Et pendant ce temps-là, je perdais mes autres auteurs puisque je n'étais pas disponible. Cette traduction est mon pire souvenir de traducteur... Ce livre a failli me rendre fou ! Mais il faut le lire, c'est quelque chose d'unique. Achetez-le...

Christine Laferrière
Si je ne suis pas en avance, je m'autodétruis... Il ne faut pas oublier que le traducteur, souvent, fait aussi un gros de travail de recherche, voire de révision. Nous travaillons souvent sur épreuves, ce qui fait qu'il faut tout recontrôler en fin de course par rapport au livre imprimé.

Denis Mellier, Sophie Aslanides, Michel Volkovitch, Paul Lequesne

Les polars du monde - Table ronde animée par  Denis Mellier
Sophie Aslanides travaille aujourd’hui pour différents éditeurs, dont Gallmeister, Rivages, Sonatine et Denoël. Elle parlera surtout de son travail sur l’œuvre de Craig Johnson.
Michel Volkovitch enseigne la traduction à l’École de traduction littéraire du CNL et au C.E.T.L. de Bruxelles. Il a reçu pour ses traductions les prix Nelly-Sachs (1996), Laure-Bataillon (2004), Amédée-Pichot (2004) et la Bourse de traduction du Prix Européen (2010). Il évoque ses traductions des romans de l'auteur grec Petros Markaris.
Paul Lequesne est traducteur littéraire depuis 1991. Il a eu l'honneur de fréquenter Victor Chklovski, Iouri Olécha, Alexandre Grine, Mikhaïl Boulgakov, et plus récemment Vladimir Charov, Andreï Kourkov et  Boris Akounine, dont il sera particulièrement question.

Sophie Aslamides
Je ne traduis toujours qu'un seul livre à la fois. Quand je travaille, tout ce que je lis tourne autour du roman. Je lis même les traductions de mes confrères, pour voir comment ils s'en sortent. Le fait qu'il s'agisse d'un polar n'est pas un critère en soi. Ce qui compte, c'est la voix de l'auteur. S'agissant de Craig Johnson, j'en traduis un par an depuis huit ans, et j'adore ça ! Les personnages sont devenus des "potes", toute la mise en place en fait, avec les spécificités des personnages, les constantes, leurs façons de s'exprimer. Du coup, mon travail peut être beaucoup plus instinctif. 
Quand je traduis, je suis invivable. Je passe mon temps à tester des phrases, à chercher des experts. Quand j'ai commencé à travailler sur les romans de Craig Johnson, j'avais un problème avec la technicité des armes à feu. Sur internet, je tombais sur des infos à la Wikipedia, trop imprécises, ou bien sur des sites internet de passionnés auxquels je ne comprenais rien. Internet, ça n'est pas si simple ! Alors je suis allée voir un armurier : j'ai passé deux jours avec lui. Du coup, je lui envoie un exemplaire de chaque roman qui sort. 
Pour ce qui est de se familiariser avec le pays, j'ai décidé d'aller dans le Wyoming au bout du troisième roman. J'ai passé deux mois chez Craig Johnson et sa femme, dans leur ranch. J'y retourne les ans. C'est infini et passionnant... Craig Johnson n'est pas particulièrement engagé en politique, en revanche il s'engage beaucoup sur les questions sociales qui sont toujours au cœur de ses livres.

Michel Volkovitch
Pour moi, le polar, c'est reposant! Souvent, les auteurs portent moins d'attention au style, du coup le traducteur a davantage de libertés. Et puis il y avait un certain dédain pour le polar, une volonté d'uniformiser les styles au sein des collections, un gommage des caractéristiques nationales. C'est encore un peu le cas. Par exemple, les Allemands ont décidé de couper tous les noms de rues cités par Petros Markaris. On sait que chez lui, les parcours en ville, les embouteillages, sont très importants. C'est vrai qu'il cite tous les noms des rues. Moi, je pense qu'il faut absolument les garder. Je n'éprouve aucune lassitude à traduire des séries, car dans le cas de Markaris, il y a une véritable évolution des personnages, de la famille. En fait on s'attache, on attend la suite.

Paul Lequesne
Après tout, on ne traduit que des mots ! La question du genre ne se pose pas vraiment. D'ailleurs, depuis deux siècles, toute la littérature est policière, plus précisément depuis Xavier de Maistre et Vidocq. C'est avec Dostoïevski qu'est apparu le personnage crucial du juge d'instruction. Chez Akounine, le style est très étudié, très précis, chaque personnage a son vocabulaire.
Quant à la lassitude liée aux séries, je ne l'éprouve pas dans la mesure ou Fandorine, le personnage récurrent d'Akounine, est en fait très peu présent dans ses romans. En plus, Akounine change de genre à chaque fois, et joue beaucoup avec les codes. C'est donc une surprise permanente. Il faut dire aussi que Fandorine aurait dû mourir dès la fin du premier roman; en réalité, Fandorine est un fantôme...
Pour la documentation, on a son honneur ! On essaie toujours de se débrouiller tout seul. De mon côté, il m'arrive de faire appel à l'auteur pour certaines questions.
Côté engagement politique, la série des Fandorine se situe au début du XXe siècle : ils sont un véritable miroir de la société russe d'aujourd'hui. Et Akounine remet les pendules à l'heure sur ce qu'était le tsarisme. Il a d'ailleurs une autre série où le héros est le petit-fils de Fandorine, et où il y a toujours une double intrigue parallèle, dans le passé et au présent. Pour Akounine, à l'évidence, l'histoire de son pays et sa politique sont des sujets cruciaux. D'ailleurs il est en train d'écrire une histoire de la Russie, illustrée par des nouvelles.

5 commentaires:

  1. Magnifique article très interressant comme toujours.
    Merci Catherine.

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  2. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  3. Merci d'avoir partagé cet intéressant moment.
    Mon seul regret: qu'il soit fait aussi peu mention, ici, comme dans toute la communication du Festival, de l'effort par les libraires à l'origine de l'évènement...
    Un des objectifs du Festival, c'est de faire vivre le réseau de libraires locales.
    C'est dommage de passer ça sous silence.

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    1. Vous avez tout à fait raison. Si vous m'envoyez les coordonnées des librairies concernées, je me ferai un plaisir de les mentionner en fin d'article.

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