Les éditions Rivages publient ces
jours-ci une toute nouvelle traduction du classique de Jim Thompson, avec un
nouveau titre fidèle à l’original :
Pottsville, 1280 habitants.
Clin d’œil hautement symbolique : le numéro 0 de la collection Rivages/Thrillers
était... Liberté sous condition, du
même Jim Thompson, sorti en 1986. Pour mémoire, l’édition originale de Pottsville, publiée par la Série noire
en 1966 et traduite par Marcel Duhamel lui-même était intitulée 1275 âmes. Il s’agit sans doute du roman
le plus connu de Jim Thompson, qui a fait l’objet d’une adaptation
cinématographique très libre signée Bertrand Tavernier, Coup de torchon. Pottsville,
1280 habitants occupe une place centrale dans l’œuvre abondante de cet
auteur et scénariste que beaucoup considèrent comme un auteur majeur de la
littérature américaine. Stephen King disait de lui : « Big Jim Thompson ne savait pas s’arrêter.
Il a donc relevé trois défis : il s’est forcé à tout voir, puis à l’écrire,
et enfin, à le publier.» C’est dit.
C’est Jean-Paul Gratias qui s’est
attelé à la tâche de redonner au texte son audace d’origine, son intégrité et
son éclat. On pouvait lui faire confiance : mission accomplie. Nous lui
avons demandé de nous raconter l’aventure, ce qu’il a fait avec son
enthousiasme et sa fougue habituels. Nul besoin de lui poser des questions, le
sujet étant inépuisable, Jean-Paul a fait tout le travail à notre place, y
compris en nous fournissant cette image de la couverture de l’édition originale
US de Pottsville. Un très grand merci
à lui.
« C’est un roman qui est
sorti en 1964. Mais quand on lit le texte attentivement, on s’aperçoit que c’est
censé se passer en 1917 ! Quand on traduit, on a le nez sur le texte, donc
on voit tous les détails. L’information se situe au début du livre, dans une
scène qui a été coupée dans l’édition de la Série noire... Le shérif prend le
train. Il va au bout du wagon pour se
rendre aux toilettes, et là, il y a un type qui attend son tour en lisant le
journal. La conversation s’engage : "Alors, comment ça se passe, est-ce
que les bolcheviques vont renverser le tsar ?" Donc, forcément,
1917 ! Et ça continue avec la suite de la scène coupée, complètement
délirante. L’homme qui lit dit : "J’ai vu entrer dans les toilettes une
femme nue montée sur un poney tacheté." Et le shérif, un peu balourd,
répond : "Mais que faisait une femme dans les toilettes pour hommes ?"
Réplique : "C’était peut-être le poney qui avait envie de
pisser..." Voilà, tout ce passage a disparu dans la traduction de la Série
noire, signée Marcel Duhamel. Voilà ce qu’on se permettait à l’époque.
Il y avait une espèce de politique
maison chez Gallimard : Faulkner, c’est de la littérature, le noir, ça n’en
est pas, donc on peut y aller ! Cette attitude a duré longtemps, puisque dans
certaines Séries noires parues après la mort de Duhamel, on a continué à
couper. C’est le troisième texte que je retraduis, et à chaque fois je me suis
aperçu qu’on avait raison de le faire. Rivages/noir a également publié une retraduction
du roman de Shirley Jackson Nous avons
toujours vécu au château, et dans la première version française (Nous avons toujours habité le château), on
avait allègrement coupé aussi, tout en laissant passer des faux sens et des
contresens. Au début du roman, Mary Katherine, le personnage principal énumère
ce qu’elle aime, et elle termine par : "J’aime l’amanite phalloïde, le champignon
qu’on appelle le calice de la mort." Dans la traduction d’Endrèbe
(Bourgois, 1971), cela devient "J’aime l’amanite phalloïde." Point.
Pourquoi avoir supprimé la fin de la phrase, qui donne la tonalité du livre
entier ? Mystère.
Revenons à Thompson et à
Pottsville. Faux-sens, approximations, improvisations... Quelques exemples
glanés dans la traduction de Marcel Duhamel. A un endroit, "fifteen
minutes" devient "une petite demi-heure". Oui, toute petite
vraiment.
Pour traduire "It had soaked
in on him at last, the spot he was in", Duhamel écrit : "Ça commence
à percer. Je l’ai touché au point sensible." Erreur évidente : "the
spot", ici, signifie bien sûr "le pétrin, la mélasse."
Curieusement, plus loin, le traducteur ne commet pas de faux-sens sur
ce même mot puisqu’il traduit "He seen I was in a heck of a spot" par
"Il ne pouvait pas ne pas voir dans quelle mélasse je m’étais
fourré." On se perd en conjectures... Je ne peux pas m’empêcher d’imaginer
que peut-être M. Duhamel avait confié une partie de son travail à un sous-traitant
plus compétent que lui ! Autre
contresens : Duhamel traduit "He came busting out of the bedroom" par
"Il se précipita dans la chambre." Exactement le contraire, une
erreur d’élève de 5°.
Une autre scène hilarante a
été coupée, un dialogue entre l’amant et sa maîtresse, avec des métaphores qui
font allusion à l’économie qui aurait été durement touchée, mais qui serait en
train de se redresser... Et là, Duhamel fait
l’impasse et a recours à cette phrase savoureuse: "Bref, je vous passe les
détails."
Il y a beaucoup d’autres exemples
d’erreurs grossières. Duhamel traduit "I came awake with Rose’s hand
biting into my arm, her voice a scary whisper…" par " C’est Rose qui
me réveille en me mordant le bras et en me chuchotant à l’oreille d’un ton
affolé…" Deux erreurs dans la même phrase : c’est la main de Rose qui
s’agrippe au bras de l’homme, et sa voix n’a pas un ton affolé, puisqu’elle
pousse un soupir effrayant ! Encore plus élémentaire : "It was a
small house, like I’ve said." devient "La maison, elle est grande,
comme je l’ai dit." C’est bien connu, en anglais "grande" se dit
"small"! Là, quand même, c’est confondant. Plus loin, "the
All-Knowing God that he had been taught to believe in" est traduit par
"le Dieu Tout-Puissant qu’on lui a appris à craindre" au lieu de
"le Dieu omniscient en lequel on lui a appris à croire." Il y a aussi
des improvisations, des approximations, voire des interprétations
tendancieuses, comme lorsque Duhamel traduit "No doctor is going to do a
post-mortem on a Negro" par "Tu ne trouveras pas un médecin pour
faire l’autopsie d’un nègre." N’importe quel lycéen de terminale sait qu’en
anglais, negro ne se traduit pas par
nègre, mais par noir. Là, c’est grave.
Poursuivons. Un personnage
féminin se retrouve veuve du jour au lendemain. Du coup, elle est obligée de
teindre en vitesse une de ses robes en noir : "I had to give it a hurry-up
dye job." Duhamel traduit par "J’ai dû la nettoyer à la
va-vite." Parfois, il ajoute des choses totalement inutiles, sans doute
parce qu’il a trouvé que ça n’allait pas. Ailleurs, en revanche, il coupe 240
signes, et cela rend la scène incompréhensible. On pourrait continuer comme ça
très longtemps... Ça a l’air mesquin, peut-être, mais ça me met hors de moi...
Comment se fait-il qu’on ait attendu si longtemps pour retraduire ?
Il fallait attendre de pouvoir
racheter les droits, tout simplement. Et pour le précédent, The Killer inside me, c’était la même
chose. Même le titre de l’époque, Le
démon dans ma peau, me hérisse. Il n’y a pas de possession démoniaque dans
ce roman, rien de religieux !
C’est un titre de série Z des années 60 !
C’est ça. En plus, c’est
totalement incohérent, puisque il s’agit d’un tueur psychopathe dont le père
était psychiatre, qui est parfaitement au courant de son propre état puisqu’il
a lu toute la bibliothèque de son père. Donc le personnage est parfaitement
conscient de sa maladie, il sait très bien qu’il ne peut pas s’empêcher de
tuer, il n’y a rien de démoniaque là-dedans. Le titre, c’est L'assassin qui est en moi, pas autre chose. Ce qui est
intéressant dans le livre, c’est que le personnage réfléchit énormément à ce qu’il
fait, il y a beaucoup de monologues intérieurs, qui sont extrêmement
importants. En Série noire, ils sont tous coupés. Et ça, c’est une vraie
trahison. Du coup, on ne comprend pas le personnage, la façon dont il
fonctionne. Tous les Thompson vont reparaître chez Rivages, ceux qui ne sont
pas encore parus sont en cours de traduction. Plusieurs traducteurs s’y sont attelés, on va enfin avoir des versions françaises qui reflètent les
originaux.
En termes de style, comment pourrait-on parler de Thompson ?
Ce n’est pas tellement le style
qui me frappe, mais ce qu’il se permet de faire dans le récit. D’ailleurs c’est
exactement ce qu’a dit Stephen King. Et puis on passe d’une scène totalement
hilarante et loufoque à une scène complètement désespérée, très noire,
insupportable de pessimisme. Le style
est très agréable à lire, mais il n’y a pas de trouvailles
exceptionnelles : je ne dirais pas, contrairement à ce que certains avancent,
que c’est le Céline américain ! Ça n’est pas Faulkner non plus, ni David
Peace ! Il a une écriture efficace, très accessible, claire, il n’y a pas
d’effets. En revanche, il va jusqu’au bout du bout du noir. Parfois même,
franchement, on aurait envie qu’il s’arrête avant ! Il raconte des trucs
hallucinants.
Parmi ses confrères, comment le situeriez-vous ?
Je crois qu’il est vraiment à
part. Une chose qui le caractérise également, c’est qu’on retrouve des
ressemblances entre ses romans, par exemple entre les deux dont nous venons de
parler. Dans Pottsville, le shérif
est un type qui se permet tout : il se débarrasse froidement des deux
souteneurs qui lui pourrissent la vie, sans hésiter une seconde, sans un
problème de conscience. Dans The Killer inside me, l’adjoint du shérif
est un grand malade. A propos de sa petite amie qui lui casse les pieds, il
dit: "Elle ne le sait pas encore, mais elle est déjà morte."
Terrifiant. Et effectivement, la page d’après, elle est morte. Inexorable... On
n’est pas chez Jean d’Ormesson, on ne prend pas de gants avec le lecteur.
Par rapport à Goodis, par exemple ?
J’adore Goodis, mais c’est un
autre désespoir, il y a moins de cynisme. C’est plus la roue du destin qui
écrase les personnages. Je suis très content, j’ai vu le programme de Rivages
pour les 30 ans, et je vois qu’ils ressortent beaucoup de titres, et entre
autres un Robin Cook avec une citation de David Peace : J’étais Dora Suarez, un des romans les
plus durs que j’aie jamais traduit : j’en ai fait des cauchemars. Quand le
livre est sorti, je me rappelle le titre de la critique parue dans Libé :
"Plus noir tumeur" (en un seul mot) !
Est-ce qu’on peut faire une différence facilement entre le noir à l’américaine
et le noir à l’anglaise de Robin Cook, qui est quand même assez unique ?
Pour commencer, il faut souligner
que sans Ted Lewis, il n’y aurait pas eu les romans noirs de Robin Cook. J’ai
traduit ses premiers livres, ceux qu’il appelait ses romans de jeune homme, et
ça n’a rien à voir avec ce qu’il a fait par
la suite. Il y parle de sa famille aristocratique, de son cousin qui vendait du
porno à Soho, de sa cousine qui se prostituait. Il était chez un petit éditeur
qui publiait aussi Ted Lewis. Et quand Ted Lewis a commencé à écrire du noir,
Robin Cook a eu envie de lui emboîter le pas. A ses débuts, Robin Cook ne
racontait que ce qu’il connaissait, sa famille, son milieu.
Ted Lewis, c’est
vraiment formidable. Sévices, c’est
un roman extraordinaire. C’était un drôle de personnage, mort à 42 ans. Il
écrivait, mais il était aussi dessinateur pour des films d’animation. C’est lui
qui avait fait le Yellow Submarine
des Beatles. Grand, grand alcoolique, malheureusement, totalement désespéré,
très fort. Robin le disait, d’ailleurs : « s’il n’y avait pas eu Ted Lewis,
je n’aurais jamais fait de roman noir. » David Peace aussi le reconnaît
comme le fondateur d’une école du noir anglais. On peut rattacher William
McIlvanney à cette école-là.
Vous en êtes à votre cinquième traduction de Jim Thompson. Avez-vous
constaté une évolution du style au fil du temps ?
Non, pas vraiment. Toujours très
efficace, toujours surprenant, sombre avec des moments hilarants.
Dommage que cet aspect-là ait échappé aux lecteurs français, jusqu’à
aujourd’hui en tout cas...
Vous savez que dans la fabuleuse
collection LOA (Library of America, maison d’édition à but non lucratif !, donc volumes luxueux à prix très
abordable), une collection que j’adore, la Pléiade américaine en quelque sorte,
on peut trouver Jim Thompson, David Goodis, Philip K. Dick, Chandler et
Hammett, Kurt Vonnegut (et même Tarzan). Dans la Pléiade, comme nouveauté, on
publie Jean d’Ormesson... Il serait quand même temps de se réveiller un peu, là !
Le plus gros succès de la Pléiade, c’est Saint-Exupéry. Bon. Moi, ce type dans
son avion qui philosophe à deux mille mètres d’altitude, je n’ai jamais compris
son succès phénoménal. C’est un peu comme le succès de Camus : à mon avis,
il a beaucoup lu James Cain !
A lire également, l'interview que Jean-Paul Gratias nous a accordée pour Addict Culture.
Avec tout le respect que j'ai pour JPG, que je connais peu, à peine croisé dans les couloirs de Rivages, il y a une vingtaine d'années, mais excellent traducteur comme chacun sait, il me semble qu'il cède à la politcorrectitude ambiante et au marketing éditeur, bien compréhensible quand on veut fourguer sa marchandise. Pour les Américains "His style is crude", c'est à dire "grossier". Je l'ai entendu plus d'une fois, de la bouche de Joel Rose, Bruce Benderson, Darius James, John Farris, j'en passe… Je l'ai vérifié moi-même, en traduisant un roman de Thompson, fût-il de commande. Ce mec a une imagination extraordinaire pour les personnages et les histoires, mais il écrit à la truelle, c'est de notoriété publique. C'est également vrai de Stephen King, il n'est donc pas étonnant que celui-ci le soutienne, voire de Dostoïevski, que ses traducteurs ont paré de qualités littéraires qu'il n'a jamais eu. Quand on traduit Thompson, on est forcé d'améliorer, sinon c'est indigent. Quand on traduit Dosto (j'ai traduit les deux) tout pareil. La rhétorique "polar" va, au contraire, parler "d'écriture" voire "d'efficacité" pour cacher sa misère. Il en va de même pour Donald Goines, et Dieu sait combien d'auteurs portés à un panthéon très sujet à caution, s'il est question de style. L'éditeur vend sa soupe, comment lui en vouloir. Du reste, de même que Dosto vendait ses romans à des revues en feuilleton, on peut en dire autant de Thompson et d'autres qui envoyaient leurs histoires aux revues "pulp", peu importait le style, il fallait payer le loyer. Et leur imagination compense la pauvreté du style. Néanmoins, si on les compare à un James Cain, ou à un Chester Himes, ou à un Lermontov, qui non seulement avait cette imagination mais aussi un style invraisemblable pour la magnifier, ce sont des parents pauvres. Il faut tout de même faire la différence entre de véritables artistes et d'honnêtes tâcherons.
RépondreSupprimerMerci pour l'intervention ! La petite phrase à ne pas oublier dans l'interview : "Ce n’est pas tellement le style qui me frappe, mais ce qu’il se permet de faire dans le récit."
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