Patrick Delperdange n'en est pas à son coup d'essai puisqu'il a publié romans, recueils de poésie, scénarios et pièces de théâtre, romans jeunesse, traductions de l'anglais/américain, obtenu le prix Rossel - l'équivalent belge de notre Goncourt - pour son Chants des gorges (publié chez Sabine Wespieser puis réédité chez Espace nord), et même écrit, sans doute pour couper l'herbe sous le pied d'éventuels rivaux, un Patrick Delperdange est un sale type, novella cocasse, auto-dérisoire et, allons-y puisque nous parlons d'un auteur belge, quasi surréaliste, en forme de clin d’œil à ce bon Charles Dickens. J'ai eu l'occasion de l'entendre à plusieurs reprises intervenir lors de tables rondes, en particulier à Quais du polar, de lire certaines de ces interviews : l'homme pratique un humour à froid, un brin de cynisme mâtiné de bonhommie, bref c'est le genre d'auteur qu'on a vraiment envie de découvrir. La parution en Série noire de Si tous les dieux nous abandonnent était l'occasion rêvée.
L'histoire se déroule quelque part en Belgique, dans une campagne aussi désolée que désolante. L'auteur n'a visiblement pas envie qu'on s'enquière davantage de la localisation géographique de son histoire, puisque la seule indication précise qu'il nous fournisse, un code postal, est une fausse piste. Il fait froid, humide, le paysage oscille entre le gris et le noir, le tout mouillé, luisant. Alors, "rural noir" ? Eh oui, mais avec Patrick Delperdange, pas d'ode à la nature souveraine... Dans ce roman, la nature serait plutôt ridiculement hostile, pleine de pièges, glissante, froide, mouillée, rien de grandiose. L'étang du Bercail, celui où les gens allaient pêcher autrefois, n'est plus qu'"une large flaque de vase brune et verdâtre." Côté animal, même chose: les chiens ne sont pas les meilleurs amis de l'homme. Et je vous prie de croire que l'autre espèce animale que Delperdange a choisie pour servir de mascotte monstrueuse à un de ses personnages secondaires, le ragondin (a-t-on jamais vu bête plus répugnante) ne va pas vous réconcilier avec nos amis à quatre pattes...
Trois personnages vont, tour à tour, nous raconter une histoire triste, noire à tirer des larmes. Céline d'abord, jeune femme blessée, en fuite qui va trouver refuge auprès de Léopold, octogénaire qui vit dans une ferme vétuste située dans un village à moitié mort, en la seule compagnie du souvenir de sa femme Jeanne, et d'autres fantômes bien à lui. Comme le dit Céline : "Tous les habitants de ce pays ne semblaient plus vivre que par habitude (...) il fallait que je quitte cette région occupée à crever (...)."
A quelques centaines de mètres de là vit le jeune Josselin, frère de l'irascible Maurice, l'homme aux chiens. Josselin n'a pas toute sa tête, en tout cas il ne raisonne pas comme il le faudrait dans le monde que nous connaissons. A vrai dire, aucun des personnages de cette histoire ne va agir comme on pourrait le prévoir, ni comme on voudrait qu'il le fasse, et c'est bien là un des charmes troublants d'un roman qui nous fait perdre nos repères et se joue de nos petites habitudes. Parmi ces humains, seule Céline, pour son malheur, présente une beauté blessée qu'elle possède, pour ainsi dire, sans le faire exprès, à son corps défendant. Ce corps qui lui a valu de se retrouver en fuite, terriblement seule, et de susciter chez ceux qui vont l'approcher des réactions rien moins que romantiques. La sexualité, très présente dans le roman, n'y montre que son côté animal, sans esprit, incapable de s'exprimer autrement que par le mutisme et la brutalité... Seule la relation entre la jeune femme et le vieux Léopold s'élève au-dessus de cet obscur cloaque, avec toutes ses ambiguïtés. Jusqu'au bout, on se demande si la vie va triompher de la mort, si demain va triompher d'hier, et pourquoi les souvenirs sont tellement enfouis que quand ils se mettent à se réveiller, c'est pour le pire... Pour connaître les réponses aux questions dérangeantes que suscite ce texte, il vous faudra lire ce roman étonnant, à la fois émouvant et remarquablement construit.
Patrick Delperdange n'est pas un débutant : loin de se livrer à un exercice de virtuosité vaine, il met son savoir-faire au service de ses personnages en donnant à chacun des narrateurs sa personnalité stylistique propre. Il réussit ainsi ce qui est sans doute le plus difficile : nous attacher dès les premières pages à ses personnages, de telle sorte qu'il n'est tout bonnement pas question de les quitter avant d'être allé jusqu'au bout de l'histoire, ne serait-ce que pour savoir si, vraiment, tous les dieux du titre ont déserté l'existence de ces trois-là.
Patrick Delperdange, Si tous les dieux nous abandonnent, Série noire - Gallimard
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