Bleu de Prusse est le dernier roman de son auteur paru en français depuis sa mort prématurée en mars 2018. Nous espérons pouvoir lire bientôt les deux derniers volets de la série, dont le tout dernier, Metropolis, vient de sortir en anglais. Bleu de Prusse est le 12e épisode de la série dont le héros, Bernie Gunther, a rendu Philip Kerr célèbre dans le monde entier. Les onze romans précédents nous ont promenés dans l'espace et dans le temps, de la veille de la Deuxième Guerre mondiale jusqu'à la fin des années 50, de Berlin à Cuba en passant par Prague, Zagreb ou Buenos Aires. Et aussi dans l'histoire mondiale, puisque l'une des marques de fabrique de Kerr est sa capacité à mettre le doigt là où l'histoire cache ses secrets les plus douloureux, et sa virtuosité quand il s'agit de mettre en scène de façon parfaitement fluide personnages réels et héros de fiction au cœur d'intrigues complexes, diaboliquement construites.
Bleu de Prusse ne fait pas exception à la règle : l'histoire commence en octobre 1956. Bernie Gunther est concierge au Grand Hôtel de Saint-Jean-Cap-Ferrat, qui s'apprête à fermer pour l'hiver... Une visite inattendue va le forcer à changer ses plans pour l'avenir : le général Erich Mielke, chef adjoint de la Stasi, a un service à lui demander. Se débarrasser de Anne French, agent anglaise impliquée dans une opération visant à dévoiler les véritables aspirations de la Stasi. Une affaire où Gunther s'est illustré dans un précédent roman, Les pièges de l'exil, où apparaissait également un certain... Somerset Maugham. En réalité, Bernie Gunther n'a pas vraiment le choix : s'il refuse d'exécuter Anne French, son sort funeste ne fait aucun doute. La Stasi ne plaisante pas. Le plan est imparable : il s'agit d'empoisonner Anne French au thallium, poison impitoyable qui tue en prenant son temps. Du coup, au moment de la mort de Anne French, Bernie sera loin... Seul antidote à cette saleté : le bleu de Prusse.
Vous connaissez Bernie Gunther : il a beau avoir appartenu à la Kripo et au service de renseignements de la SS, il n'a jamais adhéré aux idées ni aux méthodes de ses employeurs. Même s'il en veut à Anne French pour ce qu'elle lui a fait subir, il n'a aucunement l'intention de l'éliminer. Que faire ? Fuir ? On aurait tôt fait de le rattraper. Faire semblant d'obéir aux instructions ? Et après? La Stasi connaît bien l'animal : pour achever de le convaincre qu'il est inutile de résister, on lui envoie une bande de barbares qui simule très efficacement sur lui une tentative d'assassinat. Dont il est sauvé in extremis par une vieille connaissance : Friedrich Korsch, un ancien collègue passé à la Stasi, comme beaucoup d'autres. Le même Frédéric Korsch qui, en avril 1939, l'avait assisté lors d'une enquête très spéciale.
La vallée de Berchtesgaden - Photodocumentationbroker [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)] |
Avril 1939, Bernie Gunther, qui n'a pas bonne réputation à Berlin, n'en reste pas moins l'enquêteur le plus futé et le plus efficace. Reinhard Heydrich, responsable du service de renseignements du parti nazi, le convoque séance tenante. Un homme vient d'être abattu à Berchtesgaden, sur l'Obersalzberg, le lieu de villégiature de Hitler. Martin Boormann y règne en maître en l'absence du Fuhrer : un des "ingénieurs" du cru a été tué par balle alors qu'il se trouvait sur la terrasse de la résidence privée de Hitler. Or, c'est bientôt l'anniversaire du Führer, c'est dans son nid d'aigle préféré qu'il viendra le célébrer. Et s'il y a une chose qu'il détesterait tout autant que l'odeur du tabac et la présence de chats, c'est bien d'apprendre qu'un homme y a été assassiné. Bref, il y a urgence : il faut trouver le coupable avant la fête d'anniversaire.
Voilà Bernie en route pour Berchtesgaden, à l'arrière de la Mercedes 770K de Heydrich, en compagnie de son adjoint préféré, un dénommé Friedrich Korsch, et de Hans Hendrik Neumann, l'adjudant de Heydrich. Sept cent cinquante kilomètres qui passent comme un rêve, dans le confort de la voiture de luxe, bien au chaud sous une couverture de cachemire monogrammée SS. Bernie savoure ce luxe éphémère. Il fait bien, car la suite sera moins confortable. Berchtesgaden, sud de la Bavière, son château, ses clochers, ses montagnes. Dommage, Bernie n'aime pas la montagne. Il préfère Berlin, la ville, ses repères, ses amis et ses ennemis. Là-haut, dans le nid d'aigle, il convient de se méfier de tout le monde... Et de trouver, vite, l'assassin du Dr. Karl Flex, abattu d'un coup de fusil... Bernie Gunther est accueilli par Boormann, qui le prévient que dans les jours qui viennent, Rufolf Hess viendra prendre ses quartiers à Berchtesgaden. Il va de soi que l'enquête va suivre des chemins tortueux, dangereux, et dévoiler au passage des secrets franchement répugnants qu'il conviendrait d'enterrer bien soigneusement. Ce qui, on le sait, n'est pas trop le genre du Kommissar Gunther. Trafic de drogues, esclavage déguisé, prostitution crapuleuse, meurtres divers et variés : Bernie a du pain sur la planche, et des vérités qui fâchent particulièrement difficiles à révéler, sous le régime nazi et à la veille de la Seconde Guerre mondiale...
Philip Kerr a construit son roman sur deux plans temporels, qui vont se rejoindre à la fin dans l'espace, en un lieu commun et particulièrement propice aux fantasmes et aux terreurs. Les deux plans partageront aussi, outre notre héros récurrent, la présence de Friedrich Korsch, beau symbole de l'histoire qui, malgré ses retournements, réserve à ses protagonistes des destins apparemment contradictoires, mais finalement d'une logique imparable. Philip Kerr n'a rien perdu de son style magistral. De répliques chandlériennes en métaphores renversantes, Bernie Gunther reste fidèle, en 1939 comme en 1956, à sa nature unique. L'enquêteur est un fin lettré, même s'il n'a pas obtenu le diplôme de droit dont se prévalent ses collègues : il cite volontiers Goethe ou Leibniz, et va jusqu'à faire appel aux impératifs catégoriques de Kant pour "tester" une de ses hypothèses.
Philip Kerr a construit son roman sur deux plans temporels, qui vont se rejoindre à la fin dans l'espace, en un lieu commun et particulièrement propice aux fantasmes et aux terreurs. Les deux plans partageront aussi, outre notre héros récurrent, la présence de Friedrich Korsch, beau symbole de l'histoire qui, malgré ses retournements, réserve à ses protagonistes des destins apparemment contradictoires, mais finalement d'une logique imparable. Philip Kerr n'a rien perdu de son style magistral. De répliques chandlériennes en métaphores renversantes, Bernie Gunther reste fidèle, en 1939 comme en 1956, à sa nature unique. L'enquêteur est un fin lettré, même s'il n'a pas obtenu le diplôme de droit dont se prévalent ses collègues : il cite volontiers Goethe ou Leibniz, et va jusqu'à faire appel aux impératifs catégoriques de Kant pour "tester" une de ses hypothèses.
Philip Kerr à Quais du polar |
Profondément pessimiste - on le serait à moins - , totalement lucide, chien fou prêt à toutes les provocations, Gunther panse ses blessures, se rattrape aux branches, tente le tout pour le tout afin de sauver sa peau et celle de ceux pour lesquels il éprouve de l'estime ou de l'affection - ils ne sont pas nombreux. Réussit, puis échoue. Jubile de ses petites victoires, enrage après ses échecs. Et il continue, sous la plume d'un Philip Kerr décidément irremplaçable, et formidablement traduit par Jean Esch, à nous raconter l'histoire, à nous rappeler à l'ordre, tout en nous offrant le plaisir infini d'intrigues complexes et porteuses de sens, de personnages abominables ou ambigus. Ainsi, au fil des 600 pages de Bleu de Prusse, sans doute un des meilleurs épisodes de la série par son ampleur et son ambition, le très regretté Philip Kerr tient son lecteur prisonnier volontaire d'un drame aux multiples facettes. Si vous n'avez jamais lu Philip Kerr, vous pouvez commencer par Bleu de Prusse. Mais attention, à la fin du livre, vous aurez envie de lire les 11 épisodes précédents. Vous voilà prévenus.
Philip Kerr, Bleu de Prusse, traduit par Jean Esch, Le Seuil - également disponible en poche dans la collection Points
Philip Kerr, Bleu de Prusse, traduit par Jean Esch, Le Seuil - également disponible en poche dans la collection Points
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