19 septembre 2019

Joe Meno, « La crête des damnés » : entre roman punk et roman d’apprentissage


A l’heure où un grand magasin parisien particulièrement apprécié par la grande bourgeoisie du VIIe arrondissement fait la publicité d’une grande exposition baptisée « So punk » dont se font l’écho avec une délectation un peu effarouchée les blogs dits « tendance », il est grand temps de se demander ce que peut bien être un roman punk. Le roman de Joe Meno va-t-il nous donner la réponse ?

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Punk (définition Larousse) : "Se dit d'un mouvement musical et culturel apparu en Grande-Bretagne vers 1975 et dont les adeptes affichent divers signes extérieurs de provocation (crâne rasé avec une seule bande de cheveux teints, chaînes, épingles de nourrice portées en pendentifs, etc.) afin de caricaturer la médiocrité de la société."
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Joe Meno, dans La Crête des damnés (paru aux Etats-Unis en 2004), déborde allègrement de la définition du Larousse. Le punk dont il est question dans le roman est plutôt américain, et date plutôt des années 90, puisque c’est en octobre 1990 que démarre le roman. Les puristes, qui pensent que le punk, c’était fini en 1980, protesteront peut-être : il faut dire que le mouvement anglais, dont l’esprit « no future » et naturellement éphémère se révoltait contre l’establishment et la société, et dont la musique entendait bien mettre fin à l’hégémonie des groupes « dinosaures » des années 70, avait parfaitement rempli sa double mission.  
 

Amadeus Sepúlveda Yáñez from Malmö, Sweden [CC BY 2.0(https://creativecommons.org/licenses/by/2.0)]
 Et pourtant, en 1990, dans la banlieue sud de Chicago, le jeune Brian Oswald est amoureux de sa copine de lycée, Gretchen. Une punk convaincue, qui écoute les Clash dans sa voiture, n’hésite pas à faire le coup de poing quand on lui cherche des noises, insulte copieusement son entourage, veut se teindre les cheveux en rose. Et en plus, elle est grosse, et s’est entichée de Tony Degan, une brute « white power »… Brian a un peu de mal assumer cet amour-là, qu’il déguise, pour plus de confort, en amitié fidèle.  Les deux adolescents s’ennuient, se baladent en voiture, écoutent de la musique, jouent à des jeux vidéo, se cherchent sans se trouver. Quant à Brian, s’il écoute volontiers les compiles qu’a concoctées  Gretchen et dans lesquelles on peut trouver, perdue au milieu du gros son punk, une chanson particulièrement suave des Mamas’ and Papas’, son vrai truc, c’est le hard rock, et surtout AC/DC, Guns & Roses, Metallica. Et son fantasme absolu, c’est de faire partie d’un groupe où joueraient ceux qu’il considère comme  les meilleurs musiciens.  Il aimerait bien aussi  réaliser des films de kung fu dont il serait le héros, au cœur d’intrigues particulièrement débiles. 

A part ça, la famille de Brian est à pleurer : son père et sa mère cohabitent, le père couche au sous-sol, au même étage que Brian, et passe ses soirées tout seul devant la télé.  Son frère et sa sœur se débrouillent comme ils peuvent. Sa mère, elle, a pratiquement fait une croix sur tout ce qui ressemble à une vie de famille. Quant à la famille de Gretchen, elle est un peu plus chaleureuse, malgré la mort de sa mère quelques années auparavant.  Sa sœur Jessica est à peu près le contraire de Gretchen : grande, mince, éthérée, et fan de John Denver. John Denver !

Le seul véritable ami de Brian s’appelle Rod, il est noir mais pas tout à fait assez au goût de la bande du coin, qui l’appelle volontiers « chocolat blanc ». En plus son père est fan de Chet Baker et lui-même aime le Velvet  Underground. Entre Rod et Brian, on perçoit comme un décalage…  Brian ne s’aime pas, il se méprise copieusement.  Dans cette banlieue de Chicago, il faut savoir naviguer de clan en clan : entre les punks, les métalleux, les  « straight edge » qui « prônaient l’abstinence : pas de drogues, pas de clopes – pas de sexe », les gamins se cherchent ni plus ni moins qu’une famille, une appartenance. Mais pour entrer dans la famille, les rites de passages sont rigoureux : le bon look, le bon ton, la bonne musique. Si on n’a pas tout ça, dehors…  Ce qui aboutit au paradoxe bien connu : on veut être original, mais pour être original il faut se conformer aux rituels du clan. Savoir diviser sa vie, et apprendre à garder bien au chaud ses goûts personnels, tels des péchés honteux, s’ils ne sont pas conformes.

 Bildungsroman (définition extraite du Dictionnaire mondial des littératures – Larousse) « Ce terme allemand, avec ses variantes (Entwicklungsroman, Erziehungsroman, roman d'apprentissage ou d'éducation), désigne un type de récit où le personnage principal se « forme » et mûrit au contact du monde et par les expériences qu'il y vit ».

 Le roman de Joe Meno court sur une période d’un an, d’octobre 1990 à octobre 1991. Tout au long de ces douze mois, Brian Oswald va cheminer, avancer, reculer, faire demi-tour, aimer, détester. Si le jeune Werther de Goethe voit sa vie transformée, jusqu’au drame, par la lecture des poèmes de Homère, puis d’Ossian, Brian Oswald va voir la sienne façonnée par  le monde qu’il se fabrique en dépit du milieu familial détestable qui est le sien : musique, concerts, amours plus ou moins médiocres, films, copains, virées nocturnes. L’un des moindres mérites du roman n’est sans doute pas sa capacité à donner vie à cet incroyable pouvoir qu’a la musique de changer durablement la vie de ceux qui l’aiment. Quelle que soit la musique : dans La crête des damnés,  certes, c’est le punk qui sert d’étendard. Sans doute parce que le mot seul invoque la révolte, l’énergie, la volonté d’être un autre, … Le roman aurait-il été si différent s’il s’était agi de grunge, de  new wave ou de rap ? L’essentiel  n’est-il pas dans le voyage accompli par Brian et Gretchen ? Leur apprentissage du monde et de l’amour ? C’est dans ce registre-là que Joe Meno excelle : celui de la tendresse qu’il éprouve pour ses personnages, de l’attention qu’il leur porte, à eux et au monde qui les entoure.  Cette qualité-là, on la trouvait déjà dans Le Blues de La Harpie (voir chronique ici). Dans La Crête des damnés, qui bénéficie d’une traduction vitaminée signée Estelle Flory, elle affleure à tout moment, derrière les scènes les plus ordinaires, sous les dialogues les plus colorés, et c’est encore une fois un roman d’une sensibilité rare que nous offre Joe Meno.

Joe Meno, La Crête des damnés, traduit par Estelle Flory, Agullo éditions

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