20 septembre 2018

François Médéline : l'interview en roue libre épisode 3, autour de "Tuer Jupiter"


Le 4 septembre dernier, François Médéline présentait Tuer Jupiter à la Librairie de Paris

Il y a trois semaines sortait en librairie un roman qui tranche nettement sur le ton de la rentrée littéraire, dans la forme comme dans le fond. Tuer Jupiter (voir chronique ici) fait parler de lui et de son auteur, suscite la réflexion, l’étonnement, il engendre même chez certains des réactions épidermiques. Voici donc notre interview « en roue libre », en face à face et en toute liberté, interview fleuve et spontanée, avec ses rebonds, ses chemins de traverse. Au final, comme toujours, de la lumière et, heureusement, quelques zones d’ombre… Un grand merci à François Médéline.

Cela fait quatre ans que tu n'avais pas sorti de roman. Est-ce que ton travail pour le cinéma a influé sur ton écriture ?
Dans mes deux précédents romans, je n'avais pas travaillé sur mon époque. Donc ce roman est différent car il est ultra-contemporain. Le travail pour le cinéma était lui aussi contemporain. Mais c'est plus dans la méthode de travail que j'ai pu évoluer. Elle est plus structurée, parce qu’adapter un roman au cinéma nécessite de travailler par étape, pour les producteurs, le réalisateur, c’est un travail collaboratif dès le départ. 

Ce changement correspond aussi à la rencontre avec le sujet. Avec Tuer Jupiter, on n'est plus vraiment dans le roman noir, contrairement à La politique du tumulte et Les rêves de guerre, même si on retrouve  quand même l'essence du thriller politique. Il y a une construction avec un fort suspense, et c'est vrai que mon travail de scénariste m'a vraiment poussé à me mettre à la place du spectateur, ce que je n’avais jamais fait avant. Au cinéma, il faut saisir le spectateur tout de suite, et le garder, c’était un impératif de la production. Ce n'est jamais très conscient chez moi, tout ça, lorsque j’écris. Je rationalise a posteriori, quand je corrige, dans le va-et-vient avec Pierre Fourniaud, mon éditeur, qui met les mains dans le cambouis de mon texte... je crois avoir fait huit versions. Sans compter les centaines de relecture, en phase d’immersion, jusqu’à l’écœurement, le contentement, pour trouver le mot juste, la bonne sonorité. J'avais l’idée principale du livre : tuer Jupiter. Après, il fallait savoir quoi en faire... Savoir si c’était un projet littéraire crédible, intéressant pour appréhender le monde. J’ai de suite eu l’intuition du propos principal qui se trouve en exergue et entre les lignes.

Le principe d'écriture à rebours, comment est-il advenu ?
Quand j'écris, j'ai toujours le titre, le premier et le dernier chapitres. Sinon, je ne commence pas à travailler. Le titre était donc l'idée principale, Tuer Jupiter. Le premier chapitre était la panthéonisation d'Emmanuel Macron. Comme j'ai construit le livre sur le modèle d’un algorithme littéraire avec une suite d'opérations logiques non ambiguës, le résultat était nécessairement : "qui a commandité le crime ?". J'ai donc écrit en antéchronologique. Je me pose toujours de fortes contraintes lorsque j'écris : le seul danger, c'est de tomber dans l'exercice de style. Je ne fais jamais dans l’exercice de style. Je déteste ça. J’ai seulement pleinement conscience que dans l'art, s'il n'y a pas de contrainte, il n'y a pas de création. Et c’est quelque part mon ambition, je ne fais pas dans la littérature de distraction. J’aime me distraire en regardant un film ou une série, mais j’ai un rapport différent au livre, cet objet a toujours été un peu sacré chez moi, depuis mes sept, huit ans, pour une raison très précise que j’ai découverte assez tard dans mes souvenirs et qui m’appartient.

Un peu comme dans le "reverse engineering" : on part de l'objet fini et on remonte pour en comprendre le fonctionnement ou le principe de fabrication.
Dans l’élaboration, c'est exactement comme ça que ça s'est fait mais la construction m'est venue très naturellement, sans conceptualisation a priori. Je suis un intuitif, un romancier plutôt cérébral dans la construction, je réserve les viscères pour les émotions. Tuer Jupiter, c'est aussi un thriller, par le matériau choisi : savoir qui sont les réels commanditaires, c'était capital. Ce qui m'a permis également de produire une caricature de complot, parce que ce monde est complotiste comme jamais. Le Juif rode toujours, Macron était banquier chez Rothschild. Cette construction était là aussi une contrainte d'écriture, mais ça n'était pas l'essentiel, même si ça définit un rapport au temps assez similaire à celui des réseaux sociaux, un temps haché et addictif, qui file trop vite... Je pense que l’écriture, c’est de la dissimulation, que Hemingway n’a pas vraiment écrit sur la pêche au marlin même si je le pensais quand j’ai lu Le vieil homme et la mer vers 12 ans. 

Mon premier roman, lui, était un livre complotiste : j'avais fait les poubelles de la République. C'était un livre sur le pouvoir. Mon deuxième livre, Les rêves de guerre, était un roman sur la rationalité. Qui a permis de construire des camps bien parallèles, bien organisés, et d'exterminer sept millions de juifs et de juives parce que ç'aurait été trop barbare de les exécuter au fusil ou au couteau. Les camps d’extermination, les camps de concentration, c’est bien autre chose que de la barbarie. C’est la rationalité en marche, la pensée binaire, le moteur principal de notre civilisation. Tuer Jupiter est donc mon livre sur la vérité. 

Nous sommes dans un monde de l'ultra-communication où ce qu'on appelait la fiction a pris le pas sur ce que l’on appelait le réel. Les couples classiques de la philosophie occidentale volent en éclats. C’est le cas pour le vrai et le faux. Maintenant, tout s'écrit à la vitesse de la lumière, et le réel ne peut pas suivre. Maintenant, c'est le virtuel qui est plus puissant, qui a un incessant impact sur le réel. On passe évidemment par la tête des gens, ce qui est l’objectif principal de la politique. Et Emmanuel Macron en est l'exemple parfait. 

Entre le Secrétariat général de l'Elysée et le ministère de l'Économie, Macron voulait monter une startup dans le domaine de l'éducation, il ne voulait pas se présenter aux élections. Mais très vite, la structure de la société de l'information lui a fait comprendre, en tout cas il l’a senti, qu'il était peut-être ce jeune homme qui pourrait conquérir le pouvoir en expliquant en moins de six mois que lui, enfin, allait changer le réel. 

Une enquête de France Inter montre très bien comment tout cela s’est passé pour son mouvement de jeunesse. Poitiers, quatre gus de 30 ans pilotés par le conseiller politique socialiste d'Emmanuel Macron. Ils décident de fonder "Les jeunes avec Macron". Ils créent une page Facebook, un blog, un site et très vite, ils atteignent les 7000 fans. C’est une vieille technique de tous les réseaux de jeunesse en politique, et ils ont appris ça au MJS, là où ils ont toujours été des minoritaires obligés de bluffer perpétuellement. Et au bout d'un moment, cette illusion de réel devient le réel, pas seulement pour ses soutiens jeunes : en quelques semaines, Emmanuel Macron peut vraiment devenir président de la République, sans parti politique derrière lui. Il réalise le casse du siècle, prend le pays par effraction car la structure de diffusion de l'information le lui permet. Tout va très vite. Quand son visiteur du soir, Alain Minc, lui déclare qu'il ne faut pas qu'il se présente aux élections présidentielles, qu'il se trompe de tempo, qu’il est trop tôt, Macron lui rétorque qu'il se trompe de monde... Sûrement est-il aussi totalement désinhibé puisqu'il a réalisé le complexe d'Œdipe en se mariant avec sa prof de français. Et il a vraiment compris qu'on était dans un système de prophète ou de gourou, au choix, avec un rapport direct d’un homme ou d’une femme avec ses fidèles, ses fans. C’est la religion sans clergé. C’est l’essence du macronisme.

Quelle différence fais-tu entre le mensonge et le virtuel ?
En fait, ce qu'on appelait autrefois "réel" était faux. Nietzsche le disait très bien, je l’ai mis en exergue des Rêves de guerre. Prenons trivialement l'exemple très simple de cette interview. Si tu racontes ce moment, si je le raconte, si une tierce personne le raconte, ça ne sera pas la même chose, d’un point de vue synchronique. Et d’un point de vue diachronique, si on le raconte dans dix ans, ce moment n'aura plus aucune importance alors qu'il en a beaucoup pour nous, maintenant. C'est le réel qui est faux, et le monde dans lequel on vit interroge le concept même de vérité, un concept à la base de la civilisation occidentale. La vérité, aujourd'hui, plus que jamais, c'est ce qu'il y a dans la tête des gens. Elle s’écrit là car le cerveau des gens peut être atteint plus vite, bien plus vite qu’avec un roman religieux du type Bible ou Coran. Quand on diffuse une fake news 2.0, elle réside très vite dans la tête des gens, elle s’imprime, la vérité s'écrit beaucoup plus rapidement qu’avant, et elle impacte leur conscience. Et la fake news devient une forme de vérité car elle est dans la tête des gens, au sens littéral, et elle influence leur pensée et leurs actions. 


Certains lecteurs me disent que le premier tweet de Brigitte Macron mentionné dans le livre est à mourir de rire. Mais dès la première page, j'ai mis une note pour expliquer le fonctionnement des comptes Twitter : la présence d'une coche à côté du nom du titulaire certifie qu'il s'agit d'un compte authentique. Or, dans ce tweet signé Brigitte Macron, il n'y a pas de coche... Ce compte existe « réellement » mais il est faux, non certifié, fake. Et même dans un livre, qui en appelle à la réflexion, on se laisse prendre, induire en erreur, séduire par cette vérité. Autre exemple : une libraire m'a dit qu'elle avait lu le livre et qu'elle avait allumé la radio juste après. Et quand elle a entendu la voix d'Emmanuel Macron, l'espace de quelques secondes, elle s'est dit que quelque chose clochait, puisqu'Emmanuel Macron était mort. Les fake news ont un impact sur la pensée des gens, sur la vérité qui se trouve dans leur tête, et sur leur perception du réel. Ce qui explique que les services secrets russes - et les autres aussi - ont des milliers de comptes Twitter qui diffusent des fake news. Qui, l'espace d'un instant, imprègnent l'esprit des gens et conditionnent leur perception du réel. La puissance de calcul a rencontré les moyens techniques de diffusion de l’information. C’est juste incroyable, c’est une révolution, c’est plus fort que nous.

En termes d'écriture, est-ce que la forme que tu as choisie était la seule possible pour ce récit ?
Mon propos, c'est de représenter le monde 2.0 tel qu'on le construit. Et je m'attache toujours à ce que le style et la forme, qui comptent beaucoup pour moi, correspondent au propos. La structure devait être raccord avec celle du monde 2.0 tel qu'on le vit. J'adore le roman Bel Ami, à tel point que lorsque j'avais 16 ans, je me parfumais avec le parfum Bel Ami... Mais je suis quelqu'un qui utilise peu des expressions telles que "clair-obscur" ou "montagne sacrée", parce que d'autres l'ont déjà fait, bien mieux que je ne le ferais. J’ai un rapport critique au champ artistique dans lequel je m’inscris. J’aime bien la bravade et clamer haut et fort que je n’ai lu que James Ellroy, mais j’ai lu tous les classiques de ma grand-mère institutrice, Corneille, Racine, Molière, des petits livres cartonnés du début du XXe siècle poussiéreux et humides que je garde des boîtes en fer, j’ai lu du Hugo et du Zola, Dosto et Céline, Malraux, Camus, Brecht, Verhaeren, Homère et James Joyce. J’ai fait du grec ancien. J’ai vénéré au plus haut point Maupassant, relu trois fois Une vie, dévoré les Contes d’angoisse, ou Prosper Mérimée. J’ai une culture très classique au fond de moi. Même si je l’ai balancée à la baille. J’ai conscience que le rapport esthétique au monde est plus évident en utilisant des matériaux beaux par essence. Mais ça ne m’intéresse pas quand j’écris. Ça m’ennuie. J’y avais recours quand j’avais 16 ans et que je grattais de mauvaises nouvelles pour émerveiller ma mère. 

Pour servir mon propos, le monde 2.0, j'ai donc utilisé les matériaux qui étaient à ma disposition, ceux d’aujourd’hui, jusqu’aux tweets et aux posts Facebook, aux manchettes de presse, mais elles sont déjà utilisées chez Dos Passos et Ellroy. Et puis il suffit de lire Joyce pour comprendre les immenses possibilités qui se nichent dans la rencontre enchantée entre le signifiant et le signifié. Ça me fatigue un peu de devoir justifier du caractère littéraire de mes textes. J’ai par exemple sur-utilisé les notes de bas de page, parce que j’ai tout de suite vu qu’elles renforçaient l’effet de réel, de façon plus insidieuse que les patronymes de personnes publiques, comme dans un ouvrage de sociologie. Ensuite, c'est le montage des éléments qui compte, et je l'ai traité de façon assez abrasive. Je n'ai pas une écriture neutre. Ça correspond à la violence du monde, qui est très fragmenté. Il s'écrit chaque jour tellement de datas qu'on n'en perçoit qu'une infime minorité. Les plus violentes. 

Le jeu dans le livre, c'est de laisser au lecteur la liberté d'assembler les pièces du puzzle, c’est un puzzle de mille pièces et je n’en livre que dix-huit, à lui d'ajouter, d’inventer celles qui manquent. J'aime bien lire des livres qui me laissent la liberté. Or, beaucoup de lecteurs n'aiment pas ça... Les médias, qu'il s'agisse des réseaux sociaux ou de la radio, sont des médias chauds : ils ne sont pas faits pour la rationalité, le débat d'idées, l'idéologie. On est éduqués à être des consommateurs. Je ne livre jamais le mode d’emploi du livre à l’écriture.

La société du spectacle, lorsque Debord, paraphrasant Marx, a utilisé l'expression, analysait un monde où on se conformait aux bonnes habitudes, la bonne petite famille qui achetait la bonne petite voiture, le monde de la marchandise, où chacun s’applique à jouer à la perfection son rôle de consommateur, un spectacle où la vie était arrachée au vivant. Malheureusement, ces sujets m’intéressent. J’ai enseigné Marx et Bourdieu. J’ai lu Georges Canguilhem et Pierre Clastres. Je me suis tapé durant 5 années de thèse de la philosophie analytique US et la lecture des logiciens allemands. J’adorais les livres de linguistique, de Saussure, Jacobson, Benveniste. « Le point de vue crée l’objet », quelle phrase complètement dingue et géniale ! Bref, avec la société du spectacle 2.0, nous sommes les co-scénaristes de tout ça, sans jamais trop en appeler à la rationalité. Nous faisons de nous-mêmes des consommateurs de matière, souvent futile, et pour l’éternité. 

Pour moi, les réseaux sociaux fonctionnent comme les bistrots. Quand j'étais adolescent, j'accompagnais mon père quand il allait jouer aux cartes avec des mecs qui vivaient dans les foyers SONACOTRA et qui se sulfataient au vin rouge et à la bière, et on entendait dans le bar, un grand gueuler : "Sale Arabe, ta gueule !" Et c’est lui qu’on entendait toujours dans le bruit ambiant. On continuait à jouer à la belote, on s’en foutait, on avait pourtant entendu. Aujourd'hui, avec les réseaux sociaux, la notoriété d’une information, de son émetteur, émerge de la même façon, même avec des personnes extrêmement intelligentes parfois. Même moi je fonctionne comme ça de temps en temps ! Si le livre ne s'appelait pas Tuer Jupiter, s'il n'y avait pas la tête de Macron sur la couverture, on n'en parlerait pas. 

Ce livre interroge aussi sur ce qu’est un livre en tant que medium, froid, de plus en plus gelé même, quand on s’aperçoit comment le reste bouillonne. Nous sommes dans un monde de la transgression. Pour être entendu, il faut être transgressif. Pile : un monde de voyeurs ; face : un monde d'exhibitionnistes. On peut détester ce monde-là, mais cette révolution est plus forte que l'homme. On peut voter toutes les réglementations qu'on veut, c'est là. Le problème c'est que tout ça n'appartient pas aux puissances publiques mais à des entreprises américaines qui sont là pour s’emparer de nos données personnelles, les stocker sur des serveurs, les traiter avec des algorithmes et vendre des produits pour accumuler des richesses. Avec un gourou à leur tête vu qu'on n'a plus besoin d'intermédiaire.

On parle beaucoup de sociétés horizontales. Or, les entreprises ne sont-elles pas de plus en plus pyramidales ?
Je ne pense pas, non. Aujourd'hui, le mode de circulation de l'information permet d'être seul à la tête d’une organisation horizontale. Des structures horizontales avec une seule personne à la tête, une poignée. Et, au bout du compte, plus de salariat... Uber. Ce n’est pas un problème en soi. L'enjeu politique des années à venir, c'est de savoir comment on va protéger socialement toutes ces personnes qui vont travailler de chez elles, être des indépendants. Car notre protection sociale est quasiment entièrement fondée sur le salariat.

Comment différencie-t-on ton réalisme d'une forme de cynisme ?
J'ai quitté le monde politique parce que je devenais cynique. Mon roman n'est pas cynique, il est irrévérencieux. Rire des puissants qui nous asservissent, c'est une tradition universelle, de Shakespeare à Molière... Mais il y a peut-être une forme de fatalisme. J’ai toujours eu la nostalgie de l’avenir, car l’avenir que je voudrais, je sais qu’il n’adviendra jamais.

Est-ce que les scènes drôles t'ont servi à faire passer des images fortes ?
Le matériau principal du livre est la politique. Il y a deux aspects dans le monde politique. Ceux qui travaillent le réel, on va dire schématiquement des fonctionnaires et leurs chefs, des hauts fonctionnaires. Et puis les cabinets politiques... Les intermittents du spectacle. Le job des cabinets politiques, c'est de faire réélire l’élu, candidat non déclaré à sa réélection dès le jour de son élection. Ils travaillent principalement sur le story telling... La constitution de clientèles électorales, les grands projets et, avant tout, l’image, la communication, l’histoire à raconter pour mener une politique et faire voter les gens, faire réélire le patron. De tout temps. C’est consubstantiel de la démocratie représentative. Seuls les moyens ont changé. 

Avoir un rapport très désacralisé à cela, mettre en scène les aspects les plus intimes des hommes politiques, c'était un moyen de montrer que ces hommes et ces femmes sont des animaux à sang chaud avec leur cerveau reptilien, dont les actions ne sont pas forcément déterminées par la lecture de Jaurès ou de Milton Friedman. Quand on décide de mettre Gérard Collomb au ministère de l'Intérieur, on ne se pose pas vraiment la question de la compétence. Pour Emmanuel Macron, la question était : "en qui j’aurais confiance, à ce poste-là ?" Il fallait une personne loyale... Quelqu'un qui affirme ne pas connaître Alexandre Benalla, même s'il est passé cent fois à côté de lui pendant la campagne électorale. Avec un peu de mégalomanie, Collomb a dû se dire que Macron allait gérer la France comme il gérait la ville de Lyon. Ce type a pleuré le jour de l'investiture, il considère Macron comme son fils spirituel. Pendant trente ans, tout le monde l'a regardé de haut au PS, c’était un loser. Et puis il a pris Lyon... 

Bizarrement, quand je crache une scène sur Poutine ou sur Trump, au moment où je l'écris, ça ne me fait pas rire du tout. C'est après, à la lecture, que je trouve ça comique. C'est très sain de rire dans ce monde de servitude volontaire totale. C'est très irrévérencieux, très voyeuriste. Certains libraires disent que la rentrée littéraire est un peu sinistre, en termes de thématiques, et que Tuer Jupiter a le mérite d’être drôle. Si ce livre fait rire, tant mieux.

Certains réagissent en déplorant que le livre ne soit pas plus méchant envers Emmanuel Macron.
En fait, pour moi, chaque lecture est juste. Si ça n'était pas comme ça, il n'y aurait aucune alchimie entre un livre et son lecteur. Je n'ai aucun rapport militant au monde quand j’écris même si je dois bien avoir une place dans les rapports de production. Ma démarche est purement esthétique. Par le traitement esthétique, on parvient à interroger la réalité, à l’imiter, à la présenter à nouveau. Alors que le rapport militant, conscient, génère un biais néfaste à la création, et a produit en France une très mauvaise littérature policière. Je ne parle évidemment pas de Manchette, Fajardie ou ADG. Ils avaient tous un rapport esthétique au monde dans l’acte d’écrire.

A ton avis, comment es-tu perçu ?
Je pense que j'ai une écriture qui ne laisse pas indifférent. Je suppose que ceux qui détestent pensent que je devrais arrêter d'écrire...  Ceux qui lisent du Médéline veulent lire du Médéline, un style j’espère, quelque chose de différent. Et pas forcément qu'on leur raconte une histoire même si je suis très attaché aux histoires, à la narration, ça me vient de mon amour inconditionnel pour Il était une fois l’Amérique. J’aime lire ou voir des histoires et j’aime en raconter. 

Mais le style est premier. Toujours, parce que c’est inutile et donc essentiel. Des retours qui me parviennent,  je dirais donc que les convaincus apprécient d’abord ma façon d'écrire, mon style, ma façon de voir le monde. J'écris comme ça, je demande beaucoup d'efforts au lecteur, j'espère générer de l'attention. Tuer Jupiter est sans doute plus "facile" à lire que mes deux précédents romans, mais il exige quand même une certaine concentration. Il y a une scène en particulier : si on ne la comprend pas, on ne comprend plus rien. Et contrairement à ce que j’ai pu lire ici ou là, j'ai autre chose à faire que de rendre hommage à Ellroy... ce n’est pas un hommage à Ellroy. C’est une scène qui est un rouage essentiel du roman. La toute petite pièce d’un puzzle, différente des autres mais sans laquelle rien ne fonctionne. Elle m’a permis d’interroger la littérature, car je suis persuadé que le plagiat est à la base de la création, avec les contraintes. J'ai lu un seul livre de David Peace ; ce garçon a lu du James Ellroy, il recrache du James Ellroy, avec ce qui lui est propre : son histoire personnelle, ses lectures, l'histoire de son pays. Il y a un petit décalage, c’est son style propre. Ce n’est plus du luthérien parano, c’est un prêtre dans une église catholique, c’est un chant sacré en l’honneur du Christ, considéré comme le premier des communistes. Et c’est non seulement très beau, même si je préfère Ellroy, mais parfaitement symptomatique de ce qu’il faut pour porter une voix singulière en littérature. 

A un moment, tu pratiques l'exercice préféré de David Peace : la répétition, la scansion.
Je suis très ami avec quelqu'un qui est persuadé que David Peace va être Prix Nobel de littérature! Plus sérieusement, quand j'écris, j'écris phonétiquement. Stephen King dit souvent qu'il laisse faire les ouvriers du sous-sol. Moi, c'est un peu ça : quelque part il y a quelqu'un, je crois que c’est une femme, qui me raconte un truc, et j'écris, en phonétique. Elle a un mégaphone et est déléguée syndicale. Il faut que ça sonne comme elle veut... Et donc j'utilise effectivement la scansion, la répétition, parce que j’ai lu Ellroy de fond en comble comme Peace l’a décrypté de fond en comble. Chez Ellroy, la répétition touche le début de la phrase.  Buzz a savaté le négro. Buzz a sorti la matraque de son étui. Buzz a glavioté sur la pelouse. Ça s'apparente au "jab" en boxe. Un coup direct du bras avant. Ça saoûle l’adversaire de coups. Badabam badabam badabam sur 800 pages. Peace reproduit le même procédé, mais c’est moins violent, moins brut, je pense, il y a une forme de raffinement. J’ai essayé sur ce livre une libre variation fin de phrase, début de phrase. En plus, je l’ai écrit dans des conditions un peu particulières, sur l'océan, avec un bruit insensé, de la houle et des vents de 25 nœuds. C’était calé sur le rythme des vagues, comme un même mouvement qui va et qui vient. Ça n’allait pas toujours dans le même sens, le bateau était aspiré par l’Afrique pour repartir encore plus fort vers l’Amérique, parfois il partait en surf à 18 nœuds, c’était juste étrange. Ça pourrait faire : La matraque a cogné son arcade sourcilière droite. L’arcade sourcilière  a pissé le sang. Le sang a coulé sur le bitume. Le bitume était froid, rouge vif.
 
Est-ce qu'à cause de ces conditions particulières, tu considères Tuer Jupiter comme une sorte de parenthèse ?
Non, pas du tout. Il est tout à fait dans la continuité. J'ai commencé avec un livre sur le pouvoir, j'ai continué avec un roman sur la rationalité, Tuer Jupiter est un livre sur  la vérité. Le prochain sera un livre sur l’amour. J’explore les grandes permanences de la condition humaine. Tous les romanciers font ça. Rien de très original. Je le fais du mieux que je peux. Et je poursuis mon chemin. Je voulais faire le pouvoir en premier parce que tout petit, j'étais émerveillé par Napoléon. Après, un peu moins… Puis j'ai vu apparaître le visage pixellisé de Mitterrand sur l'écran de télé, j'étais fasciné. Pour le deuxième, je me souviens que lorsque j'avais dix ans, j'ai dessiné une croix gammée sur un bureau, sans même savoir de quoi il s'agissait. J'ai voulu aller plus profond, savoir d'où cela venait. 

Avec Tuer Jupiter, on est tellement raccord avec le monde contemporain : ce n'est plus le monde de Kissinger où on faisait de la politique dans les salons 5 étoiles et dans les ambassades. On est dans un monde où Trump fait de la politique étrangère sur Twitter... On n'est plus dans le monde de l'OLP ou de Khaled Kelkal. On est dans un monde où les barbares qui tuent au nom d'Allah communiquent entre eux sur la messagerie Telegram, on est dans un monde où Daech diffuse sur Twitter des tutos pour fabriquer des explosifs, où Jean-Luc Mélenchon sert un lyrisme mitterrandien soft lors de meetings où les gens ne regardent pas Jean-Luc Mélenchon, mais un hologramme de Jean-Luc Mélenchon. C'est un monde très transgressif, très "virtuel" comme on disait avant. 

Ce livre a été écrit à 80% sans connexion internet, en plein milieu de l'Atlantique avec parfois 7500 mètres de flotte au-dessous de moi et des trains de houle de 5 mètres. Il y a une chose qui a sans doute influencé l’écriture : j'ai écrit avec de la musique dans les oreilles car il y avait trop de bruit, entre le vent, les trains de vague... J'écoutais du rock des années 60 et 70 : Ten Years After surtout, Ssssh, la guitare d’Alvin Lee, Jefferson Airplane, David Bowie...Pour mes premiers romans, j'écoutais surtout de l'opéra, les Nocturnes de Chopin quand j'avais besoin d'un surplus d'émotion. Pour Les rêves de guerre, j’écoutais presque exclusivement le Stabat Mater de Dvorak, qu’un ami venait de me faire découvrir.  Il se reconnaîtra peut-être. Je pense que Tuer Jupiter est mon livre le plus rock'n roll : c'est peut-être lié...

S’agissant de la longueur du texte, plus court, et qui pourrait sembler moins dense alors qu’il l’est peut-être plus pour qui veut bien lire entre les lignes, en fait, elle est parfaitement adaptée au propos : j’ai appliqué les codes de l’hypercommunication à la littérature pour faire réfléchir les gens. Donc ça ne pouvait pas être plus long… Un tweet fait 140 caractères. La transgression, pour être entendue, doit être condensée. Tuer Jupiter est peut-être un pas de côté. Par le recours à l'humour, c'est une chose que je ne faisais pas avant. Mais je suis un ancien collaborateur politique, je suis un couteau suisse de l'écriture… Je n'écrirai jamais le même livre : en fait, tu aurais pu me poser la même question pour Les rêves de guerre... Certains auteurs écrivent toute leur vie le même livre. Ross Macdonald, que Jacques Mailhos retraduit chez Gallmeister, le fait mieux que personne d’après mon père. La seule chose que je sais, c’est que je vais encore prendre des risques. Je n’aime pas les trucs faciles. J’aime me remettre en question, prendre des risques. Je pense que j’en prends à chaque livre. Comme s’il pouvait être mon dernier.


A lire aussi : les précédentes chroniques des romans de François Médéline et ses interviews
François Médéline, Tuer Jupiter, La Manufacture de livres.


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