21 avril 2023

Maryla Szymiczkowa, Le Rideau déchiré : Zofia, intrépide et justicière


L'année dernière, nous découvrions l'héroïne imaginée par Jacek Dehnel et Piotr Tarczynski - qui écrivent sous le nom de Maryla Szymiczkowa - dans leur premier roman traduit en français, Madame Mohr a disparu (voir la chronique ici ). Zofia Turbotynska sortait, comme on dit, de sa zone de confort pour élucider la disparition d'une vieille dame évaporée de la respectable maison de repos Hercel. 

Pour sa deuxième enquête, Zofia (on nous permettra la familiarité qui consiste à appeler par son prénom la bourgeoise cracovienne) est directement touchée par le meurtre de sa femme de chambre, la jeune Karolina, assassinée juste après avoir donné sa démission. Comme si ce meurtre épouvantable ne suffisait pas, on va voir que Zofia va être entraînée dans des milieux interlopes et dangereux dont elle soupçonne à peine l'existence, aiguillonnant au passage le policier Lunicorne quand ce dernier lui semble un peu mou du genou... 

Il faut dire que l'épouvantable assassinat de Karolina, dont le corps violenté a été retrouvé sur les bords de la Vistule, est plus compliqué qu'il y paraît. L'hypothèse d'un crime de vagabond doit être écartée. Mais alors, pourquoi Karolina Schultz, fille de lavandière, a-t-elle subi un tel sort ? C'était une fille ordinaire, gentille, bonne employée. Ses seuls péchés étant sans doute d'avoir flirté avec un dénommé Felek, sablonnier de son état, et d'avoir entretenu plus récemment une relation avec un autre homme, un mystérieux ingénieur qui l'emmenait manger des gâteaux à la Halle aux draps... 

Cracovie, la Halle aux draps aujourd'hui - Germania, CC BY-SA 3.0 <http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/>, via Wikimedia Commons

Zofia va prendre le taureau par les cornes, et, assistée de sa fidèle domestique Franciszka, se lancer sur la piste de l'assassin. Ce qu'elle va trouver en chemin va la forcer à sortir de son petit monde bourgeois et à aller bien au-delà des limites qui conviennent à une femme respectable. Prostitution, commerce des êtres humains, proxénétisme : voilà des univers auxquels Zofia est bien étrangère. Cela ne va pas durer : son enquête riche en rebondissements va la conduire à côtoyer des personnages aussi épouvantables que répugnants, et le lecteur frémira parfois devant les audaces qu'elle se permet, franchissant allègrement les obstacles des codes sociaux de la bonne ville de Cracovie, mettant en péril sa propre réputation qu'elle a eu tant de mal à asseoir, risquant sa vie sans même s'en rendre compte pour Karolina, bien sûr, mais aussi pour toutes les femmes qui ont subi le même sort qu'elle ou qui se retrouveront bientôt prises dans l'enfer de la prostitution et de l'exil. Zofia arpente les rues de Cracovie, ses faubourgs les plus mal famés, réfléchit, déduit, se révolte, comprend enfin l'inconcevable et se démène pour faire éclater la vérité, celle qui risque d'éclabousser bon nombre de notables... Et le soir, Zofia rentre chez elle, retrouve son époux Ignacy, et lui ment comme une arracheuse de dents... On assiste, ébahi, à l'évolution spectaculaire d'une femme confrontée au sort de celles de ses semblables qui n'ont pas eu la chance de naître dans la bonne famille.

S'il savait, ce brave Ignacy, il en perdrait son calme légendaire. Ce personnage constitue un des ressorts humoristiques du roman qui n'en manque pas. Car si l'affaire est sérieuse et le sujet grave, les auteurs, cette fois, ont lâché la bride et osent ponctuer leur récit de passages franchement drôles, comme celui où Ignacy, doctement, se met à analyser l'âme de l'homme et celle de la femme, et se permet un développement ahurissant sur les influences de l'amour sur la femme et l'effet paralysant que peut avoir sur elle le désir masculin. 

Une intrigue bien ficelée, des ressorts efficaces, un sens de la dérision salutaire, des enjeux graves : Maryla Szymiczkowa, dans ce roman au titre hitchcockien, brosse un portrait incisif de la société polonaise et du statut des femmes en cette fin de XIXe siècle. Elle se fait au passage, par des évocations splendides de l'architecture et de l'atmosphère de Cracovie, l'ambassadrice d'une ville complexe et magnifique. Au point que l'Office de tourisme devrait sans doute lui en être reconnaissant!

Maryla Szymiczkowa, Le rideau déchiré, traduit par Cécile Bocianowski, Agullo éditions

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