14 mars 2023

Thomas Mullen, "La Dernière ville sur terre" : un premier roman visionnaire

On connaît Thomas Mullen, en particulier pour sa trilogie Darktown, Temps noir et Minuit à Atlanta (tous trois parus chez Rivages entre 2020 et 2022), consacrée aux premiers policiers noirs de la ville d'Atlanta. L'éditeur a eu la bonne idée de publier le premier roman de l'auteur, La Dernière ville sur terre, et pour une première œuvre, on peut dire que c'est un coup de maître. Nous sommes en 1918, et le monde est accablé d'une double calamité : la Première Guerre mondiale et la grippe espagnole qui, selon les sources, fera entre 50 et 100 millions de morts parmi lesquels Guillaume Apollinaire, Edmond Rostand et Egon Schiele.

Nous sommes quelque part au nord de Seattle, dans un village étrangement nommé Commonwealth. Dans la commune voisine de Timber Falls, où tout le monde va s'approvisionner, les victimes de la grippe tombent comme des mouches... 

C'est l'automne, il commence à faire froid. Commonwealth est  une communauté fondée par Charles Worthy, patron de la scierie qui fait vivre tout le village, une localité dont on ne trouve même pas trace sur les cartes. "Elle n'avait ni maire, ni receveur des postes, ni shérif, ni téléphones, ni hôpital. Ni saloon, ni nickelodeon." Juste un magasin pour les produits de première nécessité et un cabinet médical. Et des dizaines de petites maisons d'ouvriers où logent ceux qui travaillent pour la scierie et leur famille. Charles Worthy a une histoire : il fait partie de ces patrons qui ont dû faire face aux luttes syndicalistes du début du siècle, luttes qui ont culminé lors du massacre d'Everett au cours duquel les ouvriers ont été littéralement écrasés par des patrons sans foi ni loi, et où la police intervint pour empêcher un bateau d'ouvriers d'accoster, provoquant ainsi un naufrage meurtrier. Worthy y a perdu un doigt, mais gagné une fibre sociale peu répandue dans son milieu d'origine : pour lui, Commonwealth est une sorte d'utopie où capital et valeurs sociales cohabitent en harmonie... Il est marié à une femme très engagée à gauche et contre la guerre, et le couple a adopté un enfant, Philip, qui a perdu un pied au cours d'un accident survenu au cours d'une histoire d'enfance particulièrement difficile.

On ne sort plus de Commonwealth, on n'y entre plus non plus. Charles Worthy a décidé que chez lui, la grippe ne passerait pas. Et pour s'en assurer, il a mis en place des équipes de gardes armés à l'entrée du village. Jusqu'à présent, personne n'a passé outre le panneau très explicite que Worthy a mis en place : 

"QUARANTAINE
ABSOLUMENT AUCUNE ENTRÉE AUTORISÉE!
En raison de L'ÉPIDÉMIE DE GRIPPE ESPAGNOLE
Cette ville est placée sous QUARANTAINE stricte
Cette zone est sous la surveillance permanente de gardes ARMÉS. Ni ÉTRANGER ni AMI n'est autorisé à franchir cette limite.
Que Dieu vous protège." 


On a bien vu une Model T hésiter avant de faire demi-tour, rien de plus. Ce soir-là pourtant, Philip et Graham sont de garde. Un homme se profile, là-bas, entre les arbres, s'approche, lit le panneau et poursuit son chemin vers les deux gardes. L'homme est un soldat, il est dans un triste état, il est blessé à la jambe, il a faim, il explique qu'il a été victime d'un accident de bateau. Graham tire, deux fois...

Ce jour-là, Commonwealth basculd. Un soldat, parti défendre la liberté, vient d'être abattu par un homme chargé de défendre son village... 

Dès lors, Thomas Mullen va nous raconter avec finesse le devenir de cette communauté face à un monde hostile. Les personnages vont nous être présentés avec leur histoire, leurs peurs, leurs désirs. De l'individuel à la communauté,  il n'y a qu'un pas : le destin des hommes et des femmes de Commonwealth va constituer celui de la communauté, et ce roman écrit en 2006, bien avant la pandémie mondiale, décrit avec acuité un microcosme en perdition, la faillite des idéaux, la vérité des hommes, le tout dans un cadre qui, même s'il est situé en pleine nature, se révèle étouffant et se transforme vite en prison où les geôliers se confondent parfois avec les prisonniers... Clairvoyant, visionnaire, La Dernière ville sur terre est un premier roman aussi impressionnant que passionnant.

Thomas Mullen, La Dernière ville sur terre, traduit par Pierre Bondil, Rivages / Noir

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