Quand on ouvre Au Printemps des monstres, on se pose deux questions successives : pourquoi ai-je acheté ce livre ? Sept cent quarante-cinq pages sur une affaire criminelle remontant à 1964... Et puis : pourquoi Philippe Jaenada a-t-il choisi de consacrer trois ou quatre ans de sa vie d'écrivain à cette affaire-là ? En avançant dans la lecture, ces deux questions trouvent leurs réponses. Au printemps 1964, le petit Luc Taron est retrouvé mort dans le bois de Verrières, dans ce qui ne s'appelait pas encore l'Essonne mais toujours la Seine-et-Oise. Le gamin de onze ans porte des traces de coups et d'étouffement ou de strangulation. Le petit Parisien vivait avec ses parents dans le huitième arrondissement, menait une existence plutôt banale, et sa famille n'était pas fortunée. Contrairement au petit Eric Peugeot, enlevé quatre ans auparavant, dont la famille avait payé une coquette rançon sans prévenir la police, pour le récupérer quelques jours plus tard en bonne santé. Qui a bien pu enlever ce gamin ordinaire et le tuer sauvagement avant de l'abandonner dans le grand bois de Verrières ? C'est justement là que commence le livre, c'est là que va commencer notre long chemin aux côtés de Philippe Jaenada.
Ce jour-là, l'auteur a loué une petite voiture et s'est rendu dans l'Essonne. Il est quatre heures du matin dans la forêt, et notre auteur-enquêteur ne fait pas le fier: "Je n'aime pas beaucoup ces zones inhumaines, je préfère rester à distance, sur la route, près des maisons, de la lumière." D'emblée, le lecteur est mis dans la confidence : l'auteur ne va pas le laisser en rade, il ne va pas non plus lui cacher des secrets que lui seul connaît, histoire de ménager le suspense. S'il le veut bien, le lecteur va s'attacher à ses pas, partager ses incertitudes, ses intuitions, ses volte-faces, ses révoltes, sa quête obstinée. Que cherche Philippe Jaenada ? Rétablir la vérité sur un homme qui passera 41 ans en prison, condamné sans preuves réelles ? Connaître et comprendre cet homme-là, Lucien Léger, qui des semaines durant va inonder la presse et les autorités de messages ignobles qu'il signera L'Étrangleur xxx ? Et qui, quelques années plus tard, reviendra sur ses aveux et essaiera de faire entendre sa vérité ?
Refaire l'enquête ? Non, pour cela, il peut compter sur le livre de Stéphane Troplain et Jean-Louis Ivani, Le voleur de crimes (éditions du Ravin bleu, janvier 2012), deux journalistes auxquels Philippe Jaenada doit beaucoup et qu'il remercie à maintes reprises. Philippe Jaenada est un écrivain. Dans ses précédents livres déjà, il revisitait des affaires criminelles aux conclusions douteuses. Avec Au Printemps des monstres, c'est l'humain et son environnement qui l'intéressent. Pas seulement la personnalité complexe de Lucien Léger, mais celles de son entourage, de celui du petit Luc Taron, des enquêteurs et des journalistes, des témoins à la mémoire changeante. Et chemin faisant, il va découvrir de bien étranges personnages, mis en cause directement ou indirectement par Lucien Léger. Se pencher sur des personnes pas très sympathiques, comme le père du petit Luc, sorte d'escroc menteur, hâbleur et menaçant, assortie d'une compagne, la mère de Luc, qui n'est pas tout à fait la bonne petite bourgeoise dont elle veut donner l'image.
Au Printemps des monstres est aussi un portrait vivant de la société française des années soixante, celle où la presse écrite exerçait sur l'opinion publique une influence qu'on n'imagine guère aujourd'hui. Dans l'affaire, on rencontrera des personnages inattendus : par exemple le père de Patrick Modiano - l'une des idoles de Philippe Jaenada. D'ailleurs cette histoire tout entière est, dans certains de ses aspects, "modianesque" : l'époque, les fortunes douteuses qui se sont faites au lendemain de la guerre, les petits et les grands escrocs, les politiques véreux... S'il ne refait pas l'enquête, Jaenada la désosse, la dissèque, et met en évidence des erreurs, des paresses, des négligences invraisemblables, des conclusions sans fondement. De l'autopsie du petit garçon, dont les conclusions contradictoires et floues semblent répondre précisément aux attentes des enquêteurs, à l'examen des emplois du temps des uns et des autres, de l'histoire de leurs vies. Là encore, on a peine à croire qu'un homme, fût-il le peu sympathique Lucien Léger, ait pu être si lourdement condamné sur des bases si fragiles. Lucien Léger, croquemitaine à portée de main, qui s'est jeté tout seul dans la gueule du loup avant de s'apercevoir que ceux qu'il prenait pour ses amis étaient finalement bien contents de le savoir enfermé.
La Meuse à Charleville-Mézières Fab5669, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons |
Et puis il y a Solange. La femme de Lucien Léger, pour laquelle Philippe Jaenada nourrit une tendresse toute particulière, celle qu'on voit sur la couverture du livre. Une femme à l'enfance épouvantable, ballottée d'une famille d'accueil à l'autre, malmenée, sans repères. Elle épousera Lucien Léger très jeune, et tous deux mèneront une vie de pauvreté à Paris. Solange souffre d'une santé fragile, et dès le début de sa vie de couple, passe plus de temps dans les hôpitaux psychiatriques qu'auprès de son mari. On la bourre de médicaments qui la détruisent, puis on s'étonne qu'elle n'aille pas bien. Jolie, à la dérive, Solange est certes une pauvre petite fille perdue, qui se fera allègrement manipuler par la presse et la police. Qui ne l'écouteront que quand ça les arrange, ratant sans doute au passage quelques pistes déterminantes. Mais quand on lit ce qu'elle écrit à son mari, on s'aperçoit qu'elle est bien loin d'être folle. Elle a même une plume plutôt alerte, et une détermination surprenante pour quelqu'un dont la santé mentale est sans cesse mise en doute. Elle mourra toute jeune, dans la misère et la solitude, en 1970. On ne sait même pas précisément où elle est enterrée...
Philippe Jaenada va donc nous inviter à le suivre, et ne plus nous lâcher. De temps à autre, il va céder à son péché mignon des parenthèses. Là, histoire de nous permettre de respirer peut-être, il va nous raconter sa vie d'enquêteur, ses problèmes de santé, ses douleurs, ses opérations, ses doutes, ses colères... Et puis repartir de plus belle. On se dit parfois que forcément, il a dû avoir envie d'abandonner... Fausses pistes, impasses, difficultés d'accès aux documents, premier confinement, problèmes de santé : tout semble s'être ligué pour qu'il lâche l'affaire. Pas question... Dans la dernière partie du livre, celle que l'auteur consacre à Solange, on perçoit de plus en plus clairement les enjeux de ce livre à la fois tempétueux et douloureux. Avec les dernières pages, où l'auteur fait un pèlerinage sur la tombe de Lucien Léger, tout près de l'hôpital où Solange a passé plusieurs mois, au bord de la Meuse. "Elle emporte, l'air de rien, elle emporte vers la mer du Nord, elle emporte les mystères (...)" Les mystères, les jeunes femmes oubliées, les hommes enfermés, les petits garçons assassinés : poignantes, ces dernières pages referment, avec une écriture à la fois apaisée et mélancolique, l'aventure folle de ce Au Printemps des monstres.
Philippe Jaenada, Au Printemps des monstres, éditions Mialet Barrault
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