Voilà comment commence le deuxième roman de Jakub Zulczyk paru en français, après le mémorable Éblouis par la nuit (voir chronique ici ). Autant le dire d'emblée, Zulczyk est une de mes découvertes de l'année, ne serait-ce que parce que dans Feedback, il fait preuve d'un courage et d'un talent de styliste qui font de ce livre une sorte de chef-d'œuvre chaotique, cauchemardesque, rédempteur. Dès le début, pour peu qu'on ait lu Éblouis par la nuit, on est pris... et surpris. Car si, avec ce texte-là, il nous avait offert un roman aussi noir que speedé, avec Feedback, il a choisi de se mettre en danger, nous confiant d'emblée une partie de sa propre vie, de ses errements et de ses drames. "Je m'appelle Marcin Kania et je m'en vais tuer un homme. Sur quoi j'irai boire." Voilà comment se termine le prologue.
Feedback est un roman double : le narrateur est un ancien musicien et producteur de musique. Il y a quelques années de cela, il a sorti, pour ainsi dire sans le faire exprès un tube dont on lui parle encore, et qui s'appelait Je t'aime comme la Russie... Puis il s'est mis à manager et à produire d'autres musiciens, dans un pays où "l'industrie de la variété (...)" relève moins "d'industrie que de malaxage de bouillasse." Marcin Kania, tel est son nom, est devenu alcoolique au dernier degré, saccageant tout ce qui l'entoure, y compris sa femme et ses deux enfants, Piotr et Ula. Pour tout arranger, il s'est engagé dans une magouille immobilière qui rapporte, profitant de la reprivatisation des habitations après le démantèlement de la CEI, qui a entraîné bon nombre d'expulsions brutales et sauvages. Marcin Kania a donc tous les problèmes du monde, mais pas de souci d'argent... Il a entrepris une cure dans un centre d'addictologie, et il participe régulièrement aux réunions, à défaut de s'abstenir régulièrement de picoler. Le titre du roman, Feedback, s'inspire d'ailleurs d'une des phases des sessions : celle où après avoir écouté les autres, chacun à le droit de réagir à leur histoire ou à leur discours, sans que la personne interpellée aie le droit de répondre. C'est la phase du "feedback".
Voilà pour la première facette de Feedback. La seconde nous rapproche du roman noir, voire du polar, puisqu'il y est question de la disparition de Piotr, le fils de Marcin et Marta. Piotr a terminé ses études, s'est marié avec Kinga et travaille dans l'informatique. Piotr ne donne plus de nouvelles, Marcin a dîné avec lui la veille au soir, mais ne se souvient de rien... Kinga est en Espagne et n'a pas de nouvelles non plus. Au bureau de Piotr, silence radio.
Marcin Kania, malgré son état, va se lancer dans une enquête désespérée, sous le signe de la culpabilité et de la peur. C'est avec certains de ses compagnons de cure qu'il va suivre la piste qui s'impose. Piotr se serait engagé dans une association pour la défense des anciens locataires expulsés de leurs logements, et aurait fait des découvertes tellement dangereuses qu'il aurait choisi de quitter son travail pour mieux approfondir son enquête. Marcin est lui-même impliqué dans cette affaire, puisqu'il a largement profité des magouilles immobilières ourdies par ses copains proches de la mafia locale : il se sent d'autant plus coupable de la disparition de son fils.
Jakub Zulczyk avec son interprète Anna Radecka au festival du Goéland Masqué (28/05/2023) |
Le texte va dérouler sous une forme quasiment épique les deux volets de l'histoire : la cure de Marcin, sa guerre avec l'alcool, ses défaites, son passé chaotique, sa violence, ses secrets honteux. Des portraits d'addicts particulièrement saisissants, entre inconscience et désespoir, impuissance et destruction. Et puis son histoire familiale : son éloignement de Marta, ses escapades avec des gamines fascinées par son aura d'ex-star de la pop, ses comportements erratiques, son irresponsabilité envers ses enfants. La haine de Piotr, qui le déteste depuis sa plus tendre enfance, et qui, la veille encore, lui disait à quel point il lui faisait horreur. Et bien sûr l'enquête, la recherche de Piotr, l'étrange collaboration avec le lieutenant Karlowicz, un habitué des réunions AA. "Je répète dans ma tête la phrase : "Piotr n'est peut-être plus de ce monde." Puis en vient une suivante : "Il suffit d'aller sur un pont et de sauter, tout ira bien, il n'y aura plus rien." Voilà où en est Marcin. Parce que ne plus rien sentir, penser que rien n'a d'importance, c'est une façon de se donner l'absolution.
Le chemin sera long pour Marcin Kania, il le sera aussi pour sa famille. Long et douloureux. L'auteur se met à nu devant nous, et nous donne à lire une histoire d'addiction qui a dû être bien éprouvante à écrire, une histoire de guerre contre soi-même et contre l'alcool qui respire la sincérité et la souffrance. Le style de Zulczyk, heurté, précis, violent, le met à l'abri de toute tentation d'auto-apitoiement et place le lecteur face à une réalité crue, l'entraînant dans son chemin tortueux, semé d'embûches et de pièges, lui révélant d'un seul coup les turpitudes de la corruption à Varsovie et les tortures personnelles du retour à la vie. Les deux romans de Jakub Zulczyk ont fait l'objet d'adaptations en séries. S'il a volontiers signé l'adaptation de Éblouis par la nuit, l'auteur avoue que pour rien au monde il n'aurait accepté de passer quelques mois de plus avec le héros de Feedback, et qu'il a volontiers laissé la place à quelqu'un d'autre. Y aura-t-il une victoire au bout du chemin de Marcin Kania ? En tout cas, elle aura été chèrement payée...
Jakub Zulczyk, Feedback, traduit par Kamil Barbarski et Erik Veaux, Rivages / Noir
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